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« Le Journal » : antagonismes sur fresque historique

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Bamboo publient Le Journal, du scénariste Patrice Ordas et du dessinateur Philippe Tarral. Traversant la grande Histoire américaine, le récit s’appuie sur un antagonisme profond entre le journaliste Nathan Prius et le directeur de publication qui lui a mis le pied à l’étrier, George Ellis.

Trois éléments s’enchevêtrent dans Le Journal : l’histoire américaine, la démocratisation des journaux et la rivalité, portée à incandescence, entre les deux principaux protagonistes de Patrice Ordas, Nathan Prius et George Ellis. Le récit débute en 1781, en pleine guerre d’indépendance. Soldat, Nathan Prius note scrupuleusement ce qu’il peut observer sur le front : il écrit sur du papier d’amorce, sous la pluie, les pages du Liberty Sentinel, que George Ellis intègre ensuite dans le Richmond News. Mais ce dernier s’attribue volontiers des mérites illusoires. Il affirme amender les textes de son reporter, et en corriger les scories. Il n’en faut pas plus pour que le divorce entre les deux hommes soit prononcé : Nathan Prius décide de publier à son compte, mais un mensonge du proripétaire du Richmond News, par ailleurs décrit comme un « anglican, conservateur et loyaliste », l’envoie derrière les barreaux…

Patrice Ordas et Philippe Tarral se plaisent à portraiturer une époque trouble, où l’on peut éprouver de l’amitié pour un loyaliste parce qu’on a servi avec lui dans une milice contre les Français, pourtant eux-mêmes partenaires aujourd’hui dans la quête d’indépendance des Américains contre les Britanniques. Ils reconvertissent Nathan Prius en « moine copiste », chargé de mettre au net des testaments ou des inventaires de dot, ce qui lui permettra d’ailleurs de rencontrer sa future épouse Charlotte, victime d’un mariage arrangé, avant de reprendre ses activités éditoriales. Il faut dire que la presse a le vent en poupe et que les articles de Nathan Prius sur l’univers carcéral ont rencontré leur public : « Des crieurs l’apprennent par cœur pour le réciter au carrefour… Il faudrait peut-être trouver un moyen de les faire payer… Tes articles sur les prisons ont beaucoup plu… Surtout aux familles dont un proche est en geôle. » Mais dès qu’il s’agit de journaux, ce diable de George Ellis n’est jamais loin : il envoie des miliciens chasser les crieurs, avant de proposer à son ancien journaliste de lui prêter sa presse à bras en échange d’articles sur l’épopée du major général Arthur Saint Clair, parti lutter contre des Indiens.

La mission Saint Clair se solde par un échec cuisant : les forces américaines perdent 950 miliciens sur les 1000 que comptait la brigade. Blessé, Nathan Prius échappe de peu à la mort et voit en sus Ellis revenir sur ses promesses. « Nathan regarde avec tristesse l’espace vide, dégagé dans l’attente d’un matériel qui ne viendra pas. » Pis, on apprend au journaliste : « Ellis se barde de plus en plus de graisse et d’argent chaque jour. Il fait fortune avec tes chroniques indiennes, qu’il prétend tenir d’un survivant anonyme ! » Patrice Ordas et Philippe Tarral échafaudent ainsi une rivalité au long cours, bientôt doublement mortelle, sur fond d’entreprises éditoriales et de conflits américains. Accordant un soin particulier à la psychologie et aux intérêts de leurs personnages, mais aussi aux représentations dessinées de l’époque (très convaincantes), le duo en charge du Journal parvient en moins de 60 pages à mettre en discussion et en images les antagonismes politiques et humains d’une époque où tout était encore à écrire : la destinée d’une jeune nation, mais aussi la manière dont elle va être couchée sur papier. C’est dense, ingénieux et passionnant.

Le Journal, Patrice Ordas et Philippe Tarral
Bamboo, mars 2022, 56 pages

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