Publié en 1943, L’Armée des ombres est l’une des œuvres littéraires majeures de Joseph Kessel, un écrivain engagé qui a lui-même participé à la Résistance française. Ce roman, qui s’appuient sur des événements et témoignages de première main, dresse un tableau poignant des héros anonymes qui ont lutté contre l’Occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est aujourd’hui adapté en bande dessinée, aux éditions Philéas, par JD Morvan, Emmanuel Moynot et Benoît Lacou.
L’Armée des ombres raconte l’histoire de Philippe Gerbier, un intellectuel devenu résistant. Arrêté par la Gestapo, il s’évade et reprend contact avec les autres membres de la Résistance. Le roman graphique alterne ensuite entre les différentes actions clandestines de ce réseau, les menaces de trahison et la traque inlassable menée par les forces allemandes.
Gerbier n’agit évidemment pas seul, puisqu’il est entouré de compagnons d’armes aussi fidèles qu’obstinés, tels que Mathilde, Félix ou Jean-François. Les opérations périlleuses qu’ils orchestrent mêlent sabotage, évasion de prisonniers, exécutions de traîtres, communications clandestins, etc.
L’album aborde plusieurs thèmes majeurs qui, ensemble, laissent transparaître un portrait à la fois lucide et tragique de la Résistance. Parmi eux : le sacrifice, pluriel et permanent. Chaque personnage doit affronter les dilemmes du don de soi, du renoncement (notamment familial, comme par exemple pour Mathilde), de l’entorse à certains principes (l’assassinat), le tout au nom d’une cause plus grande. Ce sacrifice ne concerne pas seulement la mort physique, mais aussi la perte de l’innocence, des idéaux et parfois même d’une partie de leur humanité.
L’une des scènes les plus marquantes de L’Armée des ombres concerne d’ailleurs l’exécution d’un traître. Dans ce monde clandestin, personne n’est à l’abri de la délation, qu’elle soit volontaire ou arrachée sous la torture. Et même dans ce dernier cas, il faut agir en conséquence et tuer le mal à la racine. C’est ainsi qu’un garagiste peut se muer, pour le bien de la Résistance, en bourreau, et priver de vie celui qui, quelques heures plus tôt, était encore considéré comme un partenaire, parfois même comme un ami.
« Il survit sans feu ni lieu, traqué, obscur, fantôme de lui-même. » C’est ainsi qu’est décrit le résistant dans L’Armée des ombres. Il doit renoncer à son identité, veiller à protéger sa couverture mais aussi ses proches, faire avancer la cause tout en n’éveillant pas les soupçons de la Gestapo. L’exercice est délicat, harassant, immensément dangereux. En toile de fond, c’est l’idée de l’ombre qui prend tout son sens. Les résistants sont des figures insaisissables qui vivent cachées, opérant dans les angles morts de la société.
Basé sur des faits réels, L’Armée des ombres rend hommage à une génération sacrifiée et héroïque qui a refusé de se soumettre à l’occupant nazi. Il exprime le coût humain, émotionnel et moral de cette guerre clandestine, où l’on meurt sans éclat mais avec la conviction de défendre une cause juste. On peut trouver du courage suite aux annonces de Radio Londres ou grâce à l’hospitalité des paysans qui refusent de collaborer avec l’Occupant, mais il n’en demeure pas moins que le tribut de l’insoumission est accablant. Tout cela, ce somptueux roman graphique le restitue en clerc.
L’Armée des ombres, Joseph Kessel, JD Morvan, Emmanuel Moynot et Benoît Lacou
Phileas, octobre 2024, 136 pages