Premier tome d’une trilogie signée par Caryl Férey et Corentin Rouge, Islander : L’Exil est une œuvre d’anticipation saisissante. Elle nous transporte dans une Europe dévastée par des catastrophes successives, où la survie constitue rien de moins qu’un combat quotidien. Tandis que les nations ferment leurs frontières, l’Islande, dernière terre encore préservée, devient un refuge convoité, mais aussi un théâtre de tensions intenses…
Dans cette dystopie glaçante qu’est Islander : L’Exil, Caryl Férey et Corentin Rouge renversent brillamment notre vision du monde en plaçant les Européens dans la peau de ceux qu’ils avaient jusque-là regardés avec suspicion ou condescendance : des réfugiés en quête d’une terre d’accueil. Ici, l’Europe est ravagée par des catastrophes en série, et des foules hagardes, démunies, se retrouvent agglutinées au port du Havre dans l’espoir de fuir un continent devenu invivable. L’Écosse et l’Islande, encore relativement épargnées, érigent alors des frontières et n’accueillent ces naufragés de la civilisation qu’avec parcimonie, motivées par une hésitation teintée de peur – exactement comme les Européens l’ont si souvent fait avec les Syriens, les Afghans et tant d’autres par le passé.
Sur cette toile de fond oppressante, les auteurs s’attachent à raconter l’odyssée de Liam, un homme qui a déjà tout perdu et qui, pour échapper à la déchéance, subtilise – non sans remords – le pass d’une migrante. Ce geste de désespoir l’entraîne dans une aventure où se mêlent quête identitaire et enjeux géopolitiques. L’Islande, pourtant perçue comme un ultime bastion de sécurité, se révèle en effet en proie à ses propres démons : la défiance à l’égard des exilés a fragmenté le pays et les Loyalistes, considérés comme plus progressistes, tendent désormais au repli national. Au Nord, des Sécessionnistes règnent sur un territoire qu’ils protègent par la force contre les migrants, volontiers expédiés dans des camps de travail où l’asservissement est aussi de nature sexuelle.
C’est dans ce contexte que se devine l’émergence d’un mystérieux projet, « Islander », qui recèle plus de questions que de réponses. Dans ce premier tome au rythme haletant, beaucoup de trames sont laissées en suspens, et la tension monte à mesure que les frontières se referment et que s’érodent les derniers vestiges d’une solidarité révolue. Par un effet miroir troublant, l’album projette le lecteur dans une réalité inversée : la peur de l’autre, la xénophobie et la difficulté à envisager l’accueil comme un devoir collectif ne sont pas des problématiques lointaines ou l’apanage du continent africain, mais une donnée à laquelle se heurtent les Occidentaux. Caryl Férey et Corentin Rouge distillent un récit choral qui pousse à revisiter nos certitudes et à réfléchir à notre propre rapport à la migration.
Les vignettes produisent leur effet. L’Europe n’est plus qu’un champ de ruines : famines, sécheresses, inondations et conflits laissent des millions de personnes sur les routes. Le port du Havre regorge de réfugiés désespérés, traités comme du bétail, en manque de tout. Dans ce monde en pleine décomposition, les personnages se débattent entre survie individuelle et quête de sens. Le professeur Zizek semble dépositaire d’une grande autorité scientifique et morale, mais surtout d’une possible solution qu’il peine à faire entendre, et qui constitue le fil rouge de ce premier tome. Le lecteur croisera aussi Erika, figure-clé des Sécessionnistes, en rupture avec le modèle égoïste et brutal en œuvre dans sa région. Une autre façon de mettre en lumière les réactions extrêmes des sociétés face à l’arrivée massive de migrants.
Islander : L’Exil est haletant, généreux, et il fait judicieusement écho aux crises actuelles, en questionnant notre capacité collective à affronter les défis environnementaux, politiques et sociaux. Vivement la suite, pour poursuivre cette immersion dans un monde probablement bien proche du nôtre qu’on ne le croit.
Islander : L’Exil, Caryl Férey et Corentin Rouge
Glénat, janvier 2025, 160 pages