La Boîte à bulles publie Freud, le moment venu, de Suzanne Leclair et William Roy. Deux formes de cancer y cohabitent avec pour point commun de profondément affliger le père de la psychanalyse : la montée du nazisme, qui le pousse à l’exil à Londres, et un épithéliome engendré par un tabagisme excessif.
On connaît par cœur les étapes inhérentes de l’addiction : un plaisir éphémère, parfois doublé d’une culpabilité sur laquelle on jette aussitôt un voile pudique, les difficultés à reprendre pied quand le « vice » vous aspire dans des profondeurs insoupçonnées, une lente et trop souvent irréversible dégradation physique et/ou psychique. Dans Freud, le moment venu, Suzanne Leclair et William Roy dépeignent le tabagisme du père de la psychanalyse comme une forme d’addiction. Ils lui prêtent même une couleur rouge sang contrastant avec le noir et blanc au carmin de l’album, et ayant partie liée avec les teintes du drapeau nazi. Car ce sont finalement deux cancers bien distincts qui s’abattront de concert sur Sigmund Freud. D’un côté, un attrait immodéré pour le cigare, bientôt responsable de lésions malignes, et de l’autre, des nazis qui annexeront son Autriche natale, jusqu’à le pousser à l’exil en Grande-Bretagne.
Quand il réalise qu’on lui a caché la gravité de sa maladie, Freud décide dans un premier temps de ne plus recourir aux services de médecins. Ces derniers l’estimaient inaptes à faire face à la réalité de son cancer. Et l’aveuglement relatif qui entourait sa consommation de tabac – qu’il diagnostiquait pourtant chez les autres comme un substitut de la masturbation – semble apporter du crédit à leurs craintes. Quand il entame ses soins, Freud est affublé d’une prothèse incommodante baptisée le « monstre », puis gêné par des douleurs aiguës, et enfin tourmenté par des récidives cancéreuses successives. Sa vie est bouleversée, mais son tabagisme ne fléchit pas, malgré les recommandations répétées des spécialistes qu’il consulte. Freud, le moment venu se caractérise ainsi fortement par l’addiction qui le sous-tend, et qui illustre les contradictions du neurologue viennois.
Sur le plan politique, le récit n’est guère plus optimiste. Les nazis s’en prennent à l’art dégénéré et aux sciences juives. Freud et ses proches sont harcelés. La délation, les perquisitions, les vexations, les violences, les spoliations font partie intégrante de la vie des Juifs sous le régime nazi. « Je serai comme le capitaine du Titanic qui n’a jamais abandonné son poste ! », annonce d’abord le père de la psychanalyse, avant de se rendre à l’évidence : il n’a d’autre choix que de quitter Vienne pour Londres, où il pourra retrouver un semblant de vie normale. Car s’il échappe à un cancer idéologique, il est aussitôt rattrapé par la maladie qui l’assaille et le contraint à des dizaines d’opérations en quelques années…
Intimiste, partagé entre la biographie, la fresque politique et les incidents médicaux, Freud, le moment venu parvient à un équilibre appréciable, en sortant la figure freudienne du seul champ académique pour lui donner une vraie chair humaine et la confronter aux démons, personnels et structurels, qui se dressaient alors sur son chemin. Les représentations du tabagisme et des pathologies de Freud sont nombreuses et viennent en appui d’une représentation de l’addiction à la fois psychologique et visuelle. En ce sens, l’album s’inscrit dans la lignée du Bird de Clint Eastwood ou du Ray de Taylor Hackford. Le tout avec une forte personnalité graphique.
Freud, le moment venu, Suzanne Leclair et William Roy
La Boîte à bulles, janvier 2023, 144 pages