Les éditions Delcourt publient les deux premiers volumes de « La Bibliothèque de Daniel Clowes ». Irrévérencieux, Comme un gant de velours pris dans la fonte et Ghost World témoignent tous deux des partis pris radicaux de ce chantre de la bande dessinée indépendante américaine.
Dans son film Ghost World, sorti en 2001, Terry Zwigoff met en scène Enid et Rebecca, deux jeunes adultes respectivement campées par Thora Birch et Scarlett Johansson. Inséparables, elles tuent le temps comme elles le peuvent, dans une bourgade américaine moyenne sur laquelle elles jettent volontiers un regard sarcastique. On doit au scénariste Daniel Clowes cette histoire à la fois anodine et tragique. Dans sa bande dessinée, caractérisée par un aigue-marine spectral faisant parfaitement sens, il arrime son récit à deux jeunes héroïnes en rupture avec leur environnement, se soutenant mutuellement dans une transition douloureuse vers l’âge adulte. Découpé en tranches de vie, doté d’une vraie science du dialogue, Ghost World se place à la hauteur d’Enid et Rebecca pour conter le désir sexuel, la peur de pénétrer dans le monde universitaire et professionnel mais aussi, et surtout, les histoires, parfois improbables, que l’on se raconte à soi-même pour se rassurer sur la place que l’on occupe au sein d’une communauté.
On pourrait rapprocher l’œuvre de Daniel Clowes de celle d’un Jim Jarmusch pour sa capacité à extraire du quotidien et de la marginalité de quoi dépeindre la société moderne. Enid et Rebecca désirent secrètement le même homme, Josh. Elles méprisent la plupart des gens qu’elles croisent tout en s’échinant à obtenir de leur part une sorte de validation sociale. Leur transgression des codes n’est que de façade : il s’agit de visiter un sex-shop, d’arborer un look provocateur ou de tourner en dérision les accomplissements de ceux qui les entourent. Les deux jeunes femmes demeurent pourtant bien plus touchantes que pathétiques. Elles se raccrochent à un passé idéalisé, matérialisé par la crainte de l’une de voir partir l’autre à l’université, par des babioles héritées de relations passées ou par ces chansons d’enfance auxquelles elles se cramponnent de manière irrationnelle. À leurs yeux, leur ville n’est peuplée que de satanistes, de comédiennes ratées, de faux jetons et de ringards. Astucieusement, Daniel Clowes ne fait rien pour court-circuiter ces jugements à l’emporte-pièce, préférant questionner la place des deux femmes dans un écosystème changeant et insinuer une brisure graduelle dans leur amitié.
Malgré leurs différences conceptuelles, et par-delà le passage vers l’âge adulte, cette amitié peu à peu contrariée se retrouve tant au cœur de l’album de Daniel Clowes que du long métrage de Terry Zwigoff. Ce qui forme l’essence de ces deux versions de Ghost World, et la bande dessinée tricolore reste probablement la plus à même de le traduire, tient avant tout au sentiment d’insécurité émotionnelle qui conditionne l’existence d’Enid et Rebecca (dont l’équivalence est plus importante à l’écrit qu’à l’écran). L’humour froid et réaliste qui nappe chacune de leurs conversations est à cet égard édifiant : à chaque fois qu’elles cherchent à se distancer de leurs pairs, les deux jeunes héroïnes ne font que se préserver elles-mêmes d’un monde qui les effraie bien plus qu’elles ne veulent l’admettre. Cette universalité ne se prête pas à Comme un gant de velours pris dans la fonte. Au contraire, le second album proposé par les éditions Delcourt a tout de l’exercice de style, lynchien qui plus est, avec ses monstres difformes, ses obsessions tenaces et ses rebondissements « nonsensiques ».
Daniel Clowes invite le lecteur à un voyage étrange, onirique et cauchemardesque. Son antihéros, Clay, se révèle au détour d’une projection dans un cinéma érotique où ses pieds… collent au sol. La ronde future des personnages suffit à annoncer le programme : des policiers abjects, des individus fanatisés, des nymphomanes, des animaux dépourvus de tout orifice… On peut se demander s’il y a quelque chose de logique derrière tout cela. Il s’agit, plus simplement, de profiter de la générosité et de la folie qu’un auteur grisant glisse dans son récit. Référencé, fascinant au point d’en devenir hypnotique, Comme un gant de velours pris dans la fonte est une œuvre qui se vit plus qu’elle ne se raconte. Derrière le point de vue de Clay se devine un monde pathétique, en perdition, constitué de fêlures et de désillusions. Ivresse dans la tonalité, vertige dans le traitement figuratif, humour décalé à la Twin Peaks, ce Daniel Clowes datant du début des années 1990 ressemble à s’y méprendre à un diamant brut. Imparfait mais éclatant.
La Bibliothèque de Daniel Clowes : Comme un gant de velours pris dans la fonte, Daniel Clowes
Delcourt, janvier 2023, 144 pages
La Bibliothèque de Daniel Clowes : Ghost World, Daniel Clowes
Delcourt, janvier 2023, 80 pages