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« Croke Park » : et le stade devint mausolée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Entre 1919 et 1921, la guerre d’indépendance irlandaise met aux prises l’IRA et l’armée britannique, supplée par la Police royale irlandaise (RIC). Le 21 novembre 1920, à Dublin, le stade de Croke Park, dévolu aux sports nationaux traditionnels, accueille un match de bienfaisance entre deux équipes concourant pour le titre de champion de football gaélique. Courroucés par une opération irlandaise meurtrière menée plus tôt dans la journée et convaincus que des tueurs se cachent dans l’assistance, les paramilitaires britanniques pénètrent dans l’enceinte sportive, ouvrent le feu et provoquent un effroyable bain de sang.

Avec Jujitsuffragettes, Croke Park marque les débuts d’une nouvelle collection intitulée « Coup de tête » et publiée aux éditions Delcourt. Cette dernière, consacrée aux récits « mettant en scène la puissance du sport et les drames de l’Histoire », ne pouvait être mieux incarnée que par Croke Park. Éclatée dans un récit parallèle se déroulant alternativement en 1920 et en 2007, la bande dessinée de Sylvain Gâche (scénario) et Richard Guérineau (dessin et couleur) prend appui sur une double confrontation entre Irlandais et Britanniques. La première, située à Dublin en 1920, raconte comment une unité de l’Armée républicaine irlandaise baptisée les Douze apôtres a cherché à se débarrasser du Cairo Gang, des espions envoyés par Londres pour éliminer les indépendantistes locaux. Elle illustre surtout la réponse sanglante et arbitraire qui s’en est ensuivie, lorsque les paramilitaires de la Couronne ont tiré sans discernement sur le public et les sportifs rassemblés dans le stade de Croke Park à l’occasion d’un match de charité. La seconde confrontation, plus apaisée, date de 2007, toujours à Croke Park, durant le tournoi de rugby des Six Nations. Les Irlandais y prennent enfin leur revanche sur les Anglais, dans une opposition qui a forcément ravivé des souvenirs douloureux.

L’intérêt didactique de cet album est évident : Sylvain Gâche, bien documenté, se penche sur des événements qui ont marqué l’histoire récente des relations anglo-irlandaises. Il dresse le portrait de deux communautés au sein desquelles la haine et la paranoïa ont atteint des hauteurs insoupçonnées. Des deux côtés, les espions, les réseaux, les actes de domination ou de résistance et les intentions politiques constituaient un horizon indépassable. Le conflit entre Irlandais et Britanniques était à ce point prégnant qu’il tendait à se projeter sur toutes les sphères de la vie quotidienne – un voyage en train débouche sur des ratonnades, une rencontre sportive sur un massacre, un rassemblement dans un pub sur de viles manœuvres… De cette époque tristement mémorable, mais aussi de son extension lors du tournoi des Six Nations de 2007, c’est un stade qui est appelé à témoigner. Le Croke Park est le lien entre les deux récits alternés et le lieu où se manifeste le plus abruptement la folie meurtrière née d’une querelle politique. Le nom des tribunes est à lui seul un puissant indicateur quant à la mémoire irlandaise. Graphiquement, l’album n’est pas en reste, puisqu’il peut compter sur l’expérience et la précision du trait de Richard Guérineau. Sa reconstitution des années 1920 et la qualité de ses représentations sportives ne gâchent évidemment rien à la lecture de cette bande dessinée originale, instructive et enlevée, qui revient sur le premier Bloody Sunday, aujourd’hui quelque peu éclipsé par le massacre de Derry survenu en 1972.

Croke Park, Sylvain Gâche et Richard Guérineau
Delcourt, septembre 2020, 136 pages

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