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« Brel », les cycles de la passion

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

L’historien et scénariste Salva Rubio s’associe à nouveau au dessinateur Sagar pour donner suite à la première partie du triptyque Brel : une vie à mille temps. Bien qu’au sommet de sa gloire, le chanteur belge apparaît en rupture avec la logique commerciale des studios et désireux de mettre sa carrière musicale entre parenthèses. Pour retrouver un second souffle.

Une nuée de journalistes se tourne vers Jojo, le secrétaire de Jacques Brel, ou vers Miche, sa femme. La même question est sur toutes les lèvres : comment expliquer le pas de côté effectué par la nouvelle star de la chanson française ? C’est ainsi que s’ouvre ce second tome de Brel : une vie à mille temps. Et la réponse aux interrogations ahuries de la presse nous est livrée, sans fard, en fin d’album : « Écrire une chanson est un travail d’homme, la chanter soir après soir est un travail d’animal. » C’est parce qu’il a perdu de sa passion, qu’il monte sur scène presque mécaniquement et quasiment tous les soirs, au point de chanter deux fois les mêmes strophes sans s’en rendre compte, que Brel prend la décision douloureuse de se retirer du circuit. « J’ai l’impression d’être de retour à l’usine familiale. Je me sens enfermé. »

Entretemps, son ascension aura été rythmée par les embûches. Si les grandes tournées en Europe, dans l’Union soviétique, au Moyen-Orient ou aux États-Unis ont témoigné d’une célébrité désormais internationale, et bien que des chansons telles que « Le Moribond », « Les Bourgeois », « Madeleine » ou « Les Biches » aient trouvé un public des plus enthousiastes, Jacques Brel a aussi dû faire face aux logiques marchandes pernicieuses et aux polémiques usantes. La maison de disques Philips, dont les cadres, interchangeables, sont ingénieusement représentés dans l’album en costume-cravate dépourvu de la moindre imagination, ne raisonne qu’en études de marché et feedbacks consommateurs. Elle claironne à qui veut l’entendre que l’heure est aux guitares électriques et aux compositions entraînantes, graphiques à l’appui. Pour Brel, qui espère (naïvement) produire une musique personnelle dotée de paroles sensées, cela ne peut appeler qu’une fin de non-recevoir.

L’artiste veut rejoindre le label Barclay, qui lui promet une latitude musicale absolue, mais est toutefois tenu par un contrat contraignant… Finalement, après que les tribunaux ont statué sans pour autant le libérer de ses obligations, un accord est trouvé entre les deux compagnies : Brel rejoint Barclay en provenance de Philips et Johnny Hallyday fait le chemin inverse. Cet épisode – trop peu connu – a été éprouvant pour le chanteur belge, qui n’est pourtant pas au bout de ses peines, puisque la chanson « Les Flamandes » lui vaut par ailleurs les foudres répétées des flamingants. De plus en plus enserré dans un conformisme qu’il rejette pourtant de toutes ses forces, Brel cherche ailleurs l’ivresse et l’intensité : dans les femmes, qu’il fréquente en nombre et ne parvient jamais vraiment à quitter, dans l’aviation ou la navigation, qu’il pratique volontiers, dans cette fameuse chandelle brûlée par les deux bouts, caractérisée par des nuits trop courtes, des représentations trop nombreuses et harassantes, des soirées souvent passées au bar… On comprend mieux cette sentence, exprimée dans les premières planches de l’album : « Je hais de toutes mes forces le confort et la sécurité. Je préfère de loin les rêves, ce sont eux qui mènent au bonheur. »

En dix ans, Brel est passé de l’avant-dernière place d’un concours de chant local à la médaille d’or de la Ville de Bruxelles, des premières parties de concert devant un public clairsemé à la tête d’affiche d’une salle de l’Olympia à guichets fermés. Avec beaucoup de tendresse et sans rien omettre des reliefs psychologiques de l’artiste, Salva Rubio et Sagar nous présentent pourtant un homme peinant à s’épanouir, dont l’éthique personnelle occasionne un divorce évident avec une industrie musicale par trop calculatrice. Les auteurs reviennent aussi, à plusieurs reprises, sur la dualité qui tourmentait l’artiste belge : l’aime-t-on pour l’enfant d’industriels catholiques qu’il est ou pour la star sur laquelle se projettent tous les fantasmes ? Comme son prédécesseur, ce nouvel épisode brille par sa densité et ses innombrables qualités, tant graphiques que narratives.

Brel : une vie à mille temps (T.02), Salva Rubio et Sagar
Glénat, novembre 2022, 64 pages

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