La Mouette est une pièce de théâtre russe écrite par Anton Tchékhov en 1896. L’œuvre n’a pas cessé depuis de résonner et d’être adaptée. Portée par des personnages « comme nous », La Mouette est une pièce tragique bien que décrite par son auteur comme une comédie. On y retrouve notamment la symbolique forte de ce petit oiseau blanc et gris qui n’a qu’un rêve : la liberté, mais qui, une fois sur terre, se retrouve empêtré tel l’Albatros de Baudelaire.
Le théâtre dans le théâtre
La Mouette s’ouvre sur la représentation de la pièce écrite par Konstantin, déjà centre des conflits entre les personnages. Dès lors, ces personnages se déploient sur la scène et leurs histoires s’entremêlent à l’idée du théâtre que véhicule la mise en scène de la pièce de Konstantin et surtout sa réception par les protagonistes. On ne sait pas bien ce que raconte la pièce de Konstantin, on sait en revanche qu‘il a l’ambition de se montrer à travers elle. L’enjeu est de taille aussi pour Nina qui veut devenir actrice. D’autres enjeux se nouent, ceux de l’amour qui se profile entre les personnages et qui n’est qu’une suite de refus et d’espoirs boudés.
Dès lors, la pièce s’interrompt face aux remarques incessantes de la mère de Konstantin qui moque l’œuvre de son fils puis au départ de Nina, qui n’est à ce stade pas libre de ses mouvements. Alors que Konstantin a l’ambition de créer une nouvelle forme de théâtre, Nina est irrépressiblement attirée vers le métier d’actrice. Tous deux ne peuvent se défaire de leurs destinées d’artistes mais sont brimés par leurs désirs de gloire. Cependant, Nina va peu à peu s’émanciper de ce désir de gloire puisqu’elle va poursuivre sa carrière, mal jouer un temps, mais poursuivre quand même car c’est sa vocation, elle le sait, elle ne peut faire que cela. On pense ainsi à la célèbre réplique de Nina : « Je sais maintenant, je comprends Kostia, que dans notre métier, artistes ou écrivains, peu importe, l’essentiel n’est ni la gloire ni l’éclat dont je rêvais ; l’essentiel, c’est de savoir endurer. Apprends à porter ta croix et garde la croyance. J’ai la foi, et je souffre moins, et quand je pense à ma vocation, la vie ne me fait plus peur ».
Cependant, dans ce petit théâtre, se joue une autre décision : le suicide de Konstantin. Une mort choisie qu’il annonce assez vite et donnera lieu à une tentative ratée au cours de la pièce. La mort de Konstantin n’est pas un enjeu de la pièce puisque c’est presque comme si le coup de feu fatal avait lieu avant même l’ouverture du rideau. D’ailleurs dès le début, il est reproché à Konstantin le manque de « personnages vivants » dans sa pièce. La création de Konstantin, qui a pourtant l’ambition de s’accomplir, d’être reconnu, de changer les choses, est donc vouée à la mort, à l’échec.
On peut y voir un parallèle avec le regard porté par Tchékhov sur lui-même, dans sa correspondance il écrivit ainsi à propos de La Mouette: « Je suis en train de rédiger une pièce […] Cela me procure un certain plaisir, bien que j’y maltraite affreusement les règles de la scène ». L’auteur a ainsi l’ambition ou du moins la sensation de faire quelque chose de neuf, en rupture avec les conventions scéniques du 19e siècle. Cependant, on sait aussi que ce même auteur avait une piètre opinion de son œuvre et que la réception catastrophique de la pièce lors de sa première représentation en 1896, lui fit dire qu’il n’entendait rien au tragique*.
Les doubles
Tchékhov a donc une opinion modérée sur son œuvre, mais surtout, il offre à ses personnages une vie comme en reflet de la société. Entre personnages établis, pauvres, acteurs accomplis, débutants, écrivains reconnus et en mal de gloire, le dramaturge offre un large panel de personnages. Qu’ils soient les doubles de l’écrivain ou fonctionnent en miroirs inversés (Nina-Arkadina : les deux actrices/ Kostantin – Trigorine : les deux écrivains / Macha – Dorn: celle qui à 22 ans dit « je porte le deuil de ma vie » alors que Dorn, le médecin retraité, dira : » Se plaindre de la vie à soixante-deux ans, avouez que ce n’est pas généreux ! »), chaque personnage raconte quelque chose de la vision de l’écrivain sur le monde, le théâtre, les idées. Tout fonctionne comme une grande épopée où les personnages, à l’image de Nina, ne se sentent pas faits pour les choses simples. Ainsi, seule la scène peut satisfaire Nina, pas la vie. Il faut passer par le théâtre, peut-être le rêve, les mots d’un autre pour s’accomplir. Tchékhov fait de même avec de simples vies, des personnages qui jouent au loto, fument, boivent, mangent (peu d’action comme il l’écrivit lui-même), qu’il transforme en une grande pièce tragique. Antoine Vitez (qui a traduit La Mouette en français) écrira ainsi à propos de La Mouette (et de sa parenté avec Hamlet de Shakespeare) : « Nous avons l’impression que notre vie quotidienne est minable par rapport aux grands mythes passés. Mais ils sont notre vie même. Les schémas, les figures sont les mêmes, et cela l’oeuvre de Tchékhov le dit : la présence de Shakespeare dans son œuvre l’atteste, et par exemple ce fait que »La mouette » est une vaste paraphrase de Hamlet ». Il y a donc dans ce jeu de doubles, un regard de l’auteur sur son rapport au théâtre, des personnages qui se lisent en écho et les références de l’auteur, qui s’entremêlent sans cesse pour donner naissance à une pièce qui se nourrit de mots plus que d’actes.
« Il faut peindre la vie non pas telle qu’elle est, ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle se représente en rêve », cette réplique de Konstantin au début de la pièce s’adresse comme un manifeste de ce qui se joue sur scène entre métaphores et frustrations. C’est lors d’une réponse au reproche sur l’absence de personnages vivants dans sa pièce que Konstantin s’exprime ainsi. Et c’est cette opposition entre vie et mort, accomplissement et solitude qui va traverser la pièce. Cependant, les personnages ne s’écoutent qu’à moitié, ne se comprennent pas. Dès le début, Macha tente d’expliquer pourquoi elle est malheureuse mais n’est pas entendu par son interlocuteur qui se dit plus malheureux qu’elle car plus pauvre. Plus tard, Nina dira carrément à Konstantin qu’elle ne le comprend pas : « je suis trop simple pour vous comprendre » ou encore à Trigorine « je renonce à vous comprendre ». Cette insatisfaction permanente (chacun aime un personnage qui ne l’aime pas et qui en aime un autre dont il n’est pas aimé…) et cette incapacité à se comprendre est renforcée par le personnage de Dorn, qui dit réellement ce qu’il pense et ne triche pas avec son âge ou sa condition. Il est le seul d’ailleurs à aimer ouvertement la pièce de Konstantin, ne faisant que renforcer le jeu de dupe dans les réactions des autres personnages.
Au final, tous les personnages (Dorn excepté) ont voulu être quelque chose et ont échoué, voilà pourquoi Sorine propose un nouveau sujet d’écriture (placée ici cette réplique paraît ironiquement résumer tout le propos de La Mouette) : » Je vais proposer à Konstantin un sujet de nouvelle : « L’homme qui voulait »…Dans ma jeunesse, je voulais devenir écrivain et je ne le suis pas devenu ; je voulais être éloquent et j’ai toujours parlé très mal : « Et voilà tout et ainsi de suite et comment dire… » Je voulais me marier et je ne suis pas marié. Je voulais toujours habiter la ville et je finis mes jours à la campagne. Et voilà tout ». Ce à quoi Dorn lui réponds « j’ai voulu être conseiller d’état, je l’ai été » (ce qu’a en effet été Sorine) comme pour renforcer l’aveuglement des personnages à désirer ce que l’un ne veut pas et inversement.
La mouette
Avec son titre, Tchékhov ajoute une dimension symbolique forte à sa pièce. En effet, l’image de cet animal attiré par l’eau, au bord du lac où se joue l’action, va hanter la pièce, jusqu’à se fondre dans les personnages eux-mêmes. Très vite, Nina s’imagine en mouette, dès l’acte I : « je suis très attirée par le lac comme si j’étais une mouette« . Elle n’aura de cesse d’être cet oiseau épris de liberté, mais comme cloué au sol par tous les symboles qui suivent :« Elle aime ce lac comme une mouette, comme une mouette elle est heureuse et libre. Mais un homme arrive, par hasard, et pour…passer le temps…la fait périr, comme on a fait périr cette mouette ». La mouette est en effet tuée par Konstantin et empaillée à la demande de Trigorine qui finira par oublier sa propre demande. Nina part, tente de s’émanciper mais dit elle-même qu’enfermée dans son histoire avec Trigorine et la perte de son enfant, elle a mal joué. Elle revient finalement au lac et se décrit comme une mouette à nouveau avant de se corriger: « Je suis une mouette…Ce n’est pas ça…Je suis actrice…Mais oui ». Nina est ainsi très libre puisque jamais jugée par l’auteur, c’est un personnage très moderne qui quitte son foyer, s’éprend d’un homme déjà engagé…
La mouette symbolise également la vie de Konstantin qui se veut artiste mais dont la gloire lui échappe. Elle ne dépend pas de lui mais de comment les autres voient son travail et il ne se sent pas aimé. Il est à l’image de cet albatros que les hommes d’équipage s’amusent à torturer, il ne s’adapte pas au monde, mais il a terriblement besoin de lui. La mouette est ainsi un animal au cri bruyant, très envahissant, proche de l’homme alors que Konstantin mourra presque sans bruit.
En russe, le mot même de mouette revêt une autre signification : » Tchékhov changea l’oiseau des bois en oiseau de l’eau, en mouette, à cause de sa blancheur (qui suggère l’idée de pureté) et de son nom qui est évocateur en russe [….] il est désigné en russe par le mot « tchaïka », qui est proche du verbe « tchaïat », qui signifie « espérer vaguement ». La mouette suggèrerait donc en russe les idées d’espoir fragile, d’attente de l’avenir, de besoin d’illusion, avec risque de déception, de désillusion » (voir le Comptoir Littéraire dans sa rubrique consacrée à Tchékhov). Il y a donc sans cesse dans La Mouette une désillusion d’amour et de gloire qu’un animal en apparence banal vient sans cesse souligner.
La Mouette est une pièce riche et sans cesse adaptée, réinventée. L’œuvre de Tchékhov plus largement ne cesse de résonner sur scène et de faire de nos contradictions des sujets dignes des plus grandes tragédies grecques.
*A propos de la réception de La Mouette, il faut attendre 1898 pour qu’une mise en scène digne de son nom donne toute sa force à la pièce de Tchékhov. Et c’est Constantin Stanislavski qui s’en charge, on parle de La Mouette comme de la naissance de la mise en scène dans le théâtre russe et de la célèbre méthode d’acteur théorisée par Stanislavski. C’est bien la forme du travail de Tchékhov qui pousse Stanislavski à repenser sa manière de travailler, beaucoup plus coopérative, notamment avec les comédiens, mais aussi l’ensemble des techniciens du plateau. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si le Théâtre d’art de Moscou a comme emblème, encore aujourd’hui, un certain petit oiseau marin…