Dans son genre, Saul Karoo est une sorte de magicien vénéré dans le milieu du cinéma, pour sa capacité à donner vie à un film malade. En contrepartie, Saul est un malade protéiforme.
Même s’il ne s’agit pas d’une maladie à proprement parler, le principal souci avec Saul Karoo, c’est sa façon compulsive de mentir. Voilà probablement ce que son ex-femme Dianah a fini par trouver insupportable. Ce qui ne les empêche pas de se retrouver régulièrement au restaurant pour ce qu’ils appellent leurs dîners de divorce, où Dianah lui donne toujours du chéri malgré tous les reproches qu’elle lui adresse. A l’occasion, ils discutent de leur fils Billy, grand échalas étudiant en première année à Harvard. Autre souci essentiel de Saul, il ne sait pas comment se comporter vis-à-vis de Billy. Le tête-à-tête le met tellement mal à l’aise qu’il s’arrange systématiquement pour obtenir la présence d’un tiers quand son fils est là. S’il y a une raison à ce malaise, elle est bien vague, car Billy est demandeur et Saul aime son fils.
Billy
La vraie raison est peut-être à chercher du côté des origines de Billy. En effet, celui-ci n’est pas le fils biologique de Saul et Dianah qui l’ont adopté à sa naissance. Ne parvenant pas avoir d’enfant, le couple s’était entendu avec un avocat spécialiste en la matière et qui s’était chargé de tout. A la naissance de l’enfant, la mère naturelle (quatorze ans !) avait juste demandé un entretien téléphonique avec la famille adoptive. Avec Saul au bout du fil, elle avait obtenu les assurances qu’elle attendait : la situation financière florissante de Saul assurait un bel avenir au garçon. Finalement Saul n’évoqua jamais cet entretien téléphonique avec Dianah. Pour ce petit cachotier de Saul, la pratique du mensonge par omission relève du réflexe.
Saul au travail
Connu comme le Doc dans son milieu professionnel, Saul a le talent pour transformer en objet commercialisable quelque chose de complètement bancal. Parfois il s’agit d’un film dont il propose un nouveau montage. Le plus souvent, c’est un scénario qu’il reprend de fond en comble. Jeune il ambitionnait de devenir écrivain, mais il a fini par comprendre qu’il manquait du talent nécessaire. Par contre, remanier ce que les autres pondent maladroitement, voilà son domaine. Cette activité le met régulièrement en relation avec Jay Cromwell, producteur hollywoodien qu’il déteste. En effet, tout en le flattant avec son discours mielleux, Cromwell le considère comme son esclave. Malheureusement, malgré son intention de l’envoyer balader, Saul n’arrive jamais à passer à l’acte. Probablement Cromwell s’en rend-il compte et en joue-t-il avec perversité. Alors, régulièrement, Cromwell convoque Saul à son bureau et lui glisse discrètement dans une enveloppe jaune d’épaisseur variable ce qu’il voudrait que Doc arrange. Parfois c’est une cassette vidéo, parfois un paquet de feuilles. L’objet du moment est particulier, puisqu’il s’agit du dernier film de monsieur Houseman, réalisateur légendaire mais vieillissant. Or, quand Saul visionne la cassette en question, il a deux chocs. D’abord, le film est à ses yeux un chef d’œuvre, en quelque sorte l’œuvre testamentaire de Houseman. Et puis, en une serveuse qui apparaît fugitivement à l’écran lors d’une scène, il identifie la mère de Billy qu’il n’a pourtant jamais vue…
Saul le démiurge
Cette situation inattendue combinée à sa personnalité de menteur à tendance manipulatrice, embarquent Saul dans une situation infernale. Pourtant, avec sa faculté de corriger ce que font les autres et sa manie de jouer les cachotiers, Saul agit comme s’il était Dieu en personne. En effet, créer un univers de toutes pièces, c’est se comporter en Dieu pour toutes les créatures qui le peuplent, même si ces créatures ne sont que des vues de l’esprit. C’est la magie de l’art (le cinéma comme la littérature, notamment) de créer un univers que le spectateur perçoit comme quelque chose de vivant dans son cerveau, pour peu que l’œuvre le touche. Ici, Saul a l’immense pouvoir de modifier une œuvre pour la rendre populaire et par la même occasion de modifier (en bien, dans son esprit) les vies d’une mère et de son fils. En effet, il n’a aucun mal à remonter la piste de Leila, la mère de Billy, avec le prétexte qu’il travaille sur le film où elle joue. A cette serveuse anonyme en mal de reconnaissance, il fait miroiter la révélation de son talent. Il projette (terme éminemment cinématographique) de dire la vérité à Billy et Leila le jour de l’avant-première du film, à Pittsburgh où ils comptent se retrouver, puisque tous trois s’entendent à merveille.
Steve Tesich
Bien entendu, tout cela va se retourner contre Saul qui pensait que le mensonge lui permettrait de contourner éternellement les soucis. D’autre part et c’est l’essentiel, Saul a beaucoup trop longtemps et à de multiples reprises, agi en démiurge. Bien entendu, le véritable démiurge ici, c’est Steve Tesich, l’auteur – originaire de l’actuelle Serbie – de ce roman inclassable et foisonnant. A noter qu’il n’écrira pas grand-chose d’autre. D’ailleurs, Karoo ne fut publié qu’à titre posthume, l’auteur étant mort en 1996.
Multiplicité des thèmes
Maintenant, ce roman n’est pas que celui d’un personnage ayant cru pouvoir arranger la vie des autres selon son inspiration, parce qu’ayant la conviction que c’est ce qu’il fait de mieux (conviction probablement renforcée par le fait que cela lui rapporte beaucoup d’argent). Sauf que pour cela, il n’officie pas dans la réalité et qu’il se fait lui-même pas mal manipuler par Cromwell. Alors, puisque celui-ci lui demande d’arranger le film d’Houseman, le cynisme l’emporte et Karoo entre dans ce jeu en sacrifiant un potentiel chef d’œuvre pour l’adapter (encore un terme très cinématographique) à ses plans personnels. Sinon, ce roman se montre fascinant également par tous ses à-côtés qui sont particulièrement nombreux. Le thème de la famille est très présent et apporte de multiples pistes de réflexion. L’autre thème fondamental est celui du destin, celui qui s’avère inéluctable, implacable, mais aussi celui qu’on tente d’infléchir. Le thème qui émerge progressivement est celui de la culpabilité, celle de Saul vis-à-vis de son fils (et un peu vis-à-vis de Dianah, et puis ensuite vis-à-vis de Leila), une culpabilité sans doute aussi vis-à-vis de tout l’argent qu’il gagne dans son métier et qui le fait reculer éternellement devant son envie d’y renoncer. On peut penser que sa culpabilité multiple (en tant que menteur par exemple) fait de lui le malade protéiforme que nous connaissons. Les relations sentimentales constituent également un thème majeur de ce roman. Et puis, nous avons tout un tas de thèmes qu’on pourrait qualifier d’accessoires mais qui pourraient faire l’objet d’un roman à eux seuls. Le premier c’est Saul et les femmes, puisque nous le voyons face à Dianah, mais aussi face à Leila, mais aussi face à une radiologiste à la poitrine avantageuse, ainsi qu’accompagné à un dîner par une toute jeune fille de dix-sept ans qu’il connaît depuis sa plus tendre enfance. Précisons quand même que Saul est un alcoolique notoire qui a pris beaucoup de ventre et qui passe des examens en vue d’obtenir une assurance santé, alors même que vivre sans l’assurance santé résiliée par sa négligence, lui procure une certaine excitation. Pourtant, son agent le tarabuste, le trouvant complètement irresponsable. On peut avancer qu’aux yeux de Saul, le mensonge remplace avantageusement l’assurance santé dont il ne bénéficie plus. C’est sa façon à lui de vivre dangereusement, tout en minimisant ses multiples points faibles. Quant à la description du milieu hollywoodien, autour de la figure de Cromwell émerge celle de son assistant qui change régulièrement mais a toujours le même physique de jeune dynamique et le même prénom, Brad (logiquement, on imagine Brad Pitt jeune).
A la poursuite de Dieu
Le foisonnement de thèmes et de situations que ce roman met en scène justifie donc largement son épaisseur (604 pages). On peut certes se demander où on va avec un début en apparence anecdotique où les participants à une soirée commentent la chute de Ceausescu en s’appliquant sur la prononciation des noms roumains, alors que Saul se débat entre sa réputation d’alcoolique et l’inévitable confrontation avec Dianah qui l’incite à se rapprocher de Billy. Quant à la dernière partie, c’est celle de l’expiation. Pour s’être vu l’égal d’un Dieu, Saul paie pour l’éternité et il n’a plus que ses yeux pour pleurer. Sa chute l’entraine loin, jusque dans un délire où, dans sa tête, se met en place le roman qu’il n’a jamais été en mesure de coucher sur le papier, ce qui est fort compréhensible, car ce qu’on en découvre s’avère franchement « impubliable », avec un Ulysse de Science-Fiction à la poursuite de Dieu. La conclusion c’est que seul Doc pourrait arranger cela, mais il apparaît évident que s’il voit parfaitement comment arranger les œuvres des autres, il en est rigoureusement incapable pour les siennes.
Karoo, Steve Tesich
Monsieur Toussaint Louverture : sorti (France) le 2 mai 2019