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« Sociologie de l’avortement » : un geste chargé d’histoire(s)

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

La collection « Repères » des éditions La Découverte s’agrandit avec l’indispensable Sociologie de l’avortement, de Marie Mathieu et Laurine Thizy.

En prenant le pouls de la société française actuelle, on observe que l’avortement reste un sujet vivement débattu, malgré des décennies de progrès législatifs et socioculturels. Les représentations autour de l’IVG constituent un miroir social profond et elles rendent nécessaire une entreprise de déconstruction telle que celle menée par Marie Mathieu et Laurine Thizy.

Au cours du XXe siècle, la France a considérablement évolué en matière d’avortement, marquée par deux lois emblématiques. La loi de 1975 portée par Simone Veil, alors Ministre de la santé, a légalisé l’interruption volontaire de grossesse (IVG), une étape cruciale qui a fait suite à des années de lutte et de désobéissance civile menées par des groupes féministes tels que le Mouvement de libération des femmes (MLF). En 2001, la loi Aubry en a consolidé les fondements et a prolongé le délai légal à douze semaines.

Cependant, comme le démontre amplement cet opuscule, les lois ne suffisent pas à éliminer les obstacles qui rendent l’accès à l’IVG difficile pour de nombreuses femmes. La précarité économique, l’inégalité d’accès aux soins médicaux, particulièrement en zones rurales, et la fermeture de centres d’IVG sont autant de freins matériels qui pèsent sur le droit à l’avortement. En sus, ce dernier n’est pas seulement une question de droits légaux, mais aussi de normes et valeurs culturelles. Ainsi, de nombreux stigmates et préjugés continuent de prospérer. Des discours discriminants, voire culpabilisants, persistent, passant par exemple par une humanisation fœtale. Ce contexte multidimensionnel fait peser un poids psychologique sur les femmes qui ont recours à l’avortement.

Les auteures notent que les femmes portent une charge disproportionnée en matière de contraception et d’avortement, comparativement aux hommes. Les normes de genre assignent aux femmes la responsabilité de la gestion de la fécondité. Cette disparité est le reflet d’un système patriarcal qui contrôle le corps des femmes, y compris dans leur capacité à choisir d’interrompre ou non une grossesse.

Sociologie de l’avortement nous permet de mieux comprendre les multiples facettes de cette question et ses enjeux. Il offre un regard analytique et critique sur les dimensions légales, matérielles et culturelles de l’avortement.

Perspectives historiques

Longtemps, l’État a endossé un rôle répressif face à l’IVG, dans un contexte de dénatalité. La Belle Époque, période marquée par un déficit des naissances qui inquiétait les natalistes, mais aussi l’entre-deux-guerres, au cours duquel le pouvoir cherchait à encourager la procréation, en ont été symptomatiques. Cette tendance s’est poursuivie sous le régime de Vichy et après la Libération, où l’avortement fut traqué au nom de la patrie.

Du « birth control » à la loi Neuwirth, qui a permis de planifier les naissances pour éviter l’avortement, du rôle du Mouvement français pour le planning familial à la loi Veil, Marie Mathieu et Laurine Thizy passent en revue le contexte politique et législatif du XXe siècle. Elles reviennent longuement sur le tournant des années 1970 mettant en question le tabou de l’avortement. Le Mouvement de libération des femmes et le Manifeste des 343 ont joué un rôle central dans cette évolution féministe, familiale, sociale et médicale.

Dans les faits et dans les chiffres

Les auteures se penchent sur les moyens de contraception adoptés par les Français : le préservatif est surtout l’apanage des couples nouvellement formés, puis la pilule, bien qu’en baisse relative, prend le relai (ou, dans une moindre mesure et plus tardivement, le stérilet). Les échecs contraceptifs expliquent pour leur part un certain nombre d’IVG.

Le nombre annuel d’IVG ne doit pas se résumer à une banale focalisation sur les chiffres. On passerait à côté de l’essentiel : des transformations sociales profondes du rapport des femmes à la maternité et à la contraception sont en cours, et les modèles de maternité subie muent en modèles de maternité choisie. Malgré cela, les stigmatisations, directes ou implicites, demeurent bien réelles. Marie Mathieu et Laurine Thizy les énoncent par le menu et expliquent en quoi les pratiques sexuelles, contraceptives et parentales produisent une responsabilité, voire une culpabilité, des femmes face à l’avortement. Certaines attaques venues de la frange la plus conservatrice de la société française affectent le débat et les représentations, polarisant les enjeux et radicalisant les positions.

Relevant d’un continuum plus que d’une dichotomie, l’avortement et la contraception nourrissent abondamment la réflexion des auteures. Ces dernières introduisent le concept de travail procréatif pour englober toutes les tâches, coûteuses en temps, en énergie et en argent, nécessaires à la (non-)procréation de nouveaux êtres humains. Elles mettent ainsi en évidence la division sexuée de ces tâches et examinent les asymétries de genre sous-jacentes (y compris, d’ailleurs, dans le monde des soignants). Elles expriment une naturalisation de la fonction procréative de la femme, une forme de négation de sa sexualité, qui induit une prise en charge unilatérale de la contraception.

Sociologie de l’avortement se penche aussi sur la prise en charge par la Sécurité sociale des frais médicaux, sur les IVG itératives ou sur l’importance des conditions matérielles dans la décision de poursuivre ou d’interrompre une grossesse. À cet égard, il est mentionné que disposer d’un emploi stable qui assure un revenu suffisant est un facteur déterminant. Les femmes les plus précaires, habitant des logements parfois insalubres, ont du mal à envisager de devenir mère en dehors d’une solidarité conjugale. Les conditions matérielles et existentielles peuvent également influencer la capacité à maintenir une contraception régulière, avec des facteurs tels que des horaires de travail fluctuants, des périodes de fragilisation physique ou émotionnelle, des contextes de violence ou la réprobation familiale de la sexualité, de nature à perturber la prise régulière d’un contraceptif ou le suivi contraceptif médicalisé. En outre, il est souligné que les inégalités sociales face à l’avortement sont ancrées dans les connaissances acquises en matière de santé sexuelle et reproductive.

Les femmes doivent naviguer dans un système de santé complexe, trouver des informations précises, prendre des rendez-vous, se rendre à des consultations, subir des examens médicaux, et parfois même se déplacer loin de chez elles pour accéder à des services d’avortement. Au bout de ce processus, elles s’exposent en outre à une stigmatisation et une condamnation morale de l’avortement profondément enracinées dans les normes sociales et culturelles, qui valorisent la maternité et dévalorisent l’avortement. Tout cela peut dissuader les femmes de chercher à avorter, ou à tout le moins rendre l’accès à l’avortement plus difficile en créant des obstacles sociaux et institutionnels.

Pour y faire face, les femmes déploient toutes sortes de stratégies individuelles et collectives. Certaines peuvent contester activement la défiance vis-à-vis de l’avortement en partageant leurs expériences et en défendant le droit à l’IVG. Dans une certaine mesure, Sociologie de l’avortement leur vient en appui, en démystifiant une pratique légale mais encore controversée, en problématisant ses conceptions et ses modes opératoires, en troquant les croyances et les préjugés contre les données et les faits.

Sociologie de l’avortement, Marie Mathieu et Laurine Thizy
La Découverte, mai 2023, 128 pages

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