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« Rester barbare », rester debout

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions La Fabrique publient Rester barbare, de la journaliste Louisa Yousfi. Altérité, stéréotypisation, rapports de domination, émancipation forment le cœur battant d’une réflexion dense, résultant d’une plume portée à incandescence.

Rester barbare s’ouvre avec le romancier et poète algérien Kateb Yacine et se referme sur le groupe de rap français PNL. Les traits d’union entre le classicisme littéraire du premier, lauréat du Grand Prix national des Lettres en 1987, et la musique autotunée des seconds, connus pour avoir défrayé la chronique judiciaire, sont plus nombreux en profondeur qu’en surface. Comme le rappelait à dessein France Culture en 2017 à l’occasion d’une émission intitulée « Écrire dans la langue de l’autre », Kateb Yacine a déclaré en 1966 : « La francophonie est une machine politique néo-coloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français. » Figures de l’altérité exploitant et/ou subvertissant la langue pour mieux se distinguer, Kateb Yacine et PNL nourrissent la réflexion, rédigée en clerc, de Louisa Yousfi.

Cette dernière, journaliste proche du Parti des Indigènes de la République, questionne l’acculturation (qu’elle oppose à la liberté d’être soi-même), verbalise la redoutable aptitude de Chester Himes à extirper de nos cerveaux leurs pensées les plus honteuses, revient sur les prophéties autoréalisatrices du racisme, générateur de « monstres » par l’ostracisme qu’elle s’évertue à plaquer sur l’autre, bouté par anticipation hors de la civilisation. Ce point pourrait se résumer en une acrobatie sémantique. Ainsi, Louisa Yousfi explique à quoi tient la fine membrane qui sépare le sauvage du barbare : le premier serait ingénu et à civiliser là où le second serait brutal et inassimilable. Et l’auteure de compléter sa réflexion en épinglant ceux qui prétendent défendre l’étranger en insistant sur sa vulnérabilité, en l’infantilisant, en le cantonnant à une posture victimaire qui le diminue bien plus qu’elle ne l’élève.

« Dire l’ensauvagement est un processus intégrationniste, ce n’est pas sociologiser les raisons d’être de nos monstres intérieurs en remontant la généalogie de toutes nos carences civilisationnelles, c’est dire : nos monstres ne naissent pas à cause d’un manque de vous, ils naissent d’un trop de vous – trop de France, trop d’Empire. Ils naissent à votre contact et c’est à votre contact toujours qu’ils prennent forme et déterminent peu à peu leurs missions (auto)destructrices. » Sartre écrivait que « l’enfer, c’est les autres ». Souvent appréhendée à contresens, cette assertion énonçait pourtant une réalité simple : l’incapacité à s’extraire du jugement d’autrui. À certains égards, Louisa Yousfi emboîte le pas du philosophe français : le regard du dominant enferme le dominé, dont la barbarie n’apparaît alors qu’en réaction à finalité émancipatrice. Selon l’auteure, et ça prêtera forcément à discussion, Mehdi Meklat a été angélisé, puis sacrifié sur l’autel d’une dualité numérique qui lui conférait pourtant une certaine épaisseur. Booba serait quant à lui l’expression d’un « ça » décomplexé, refusant d’épouser les codes et de marcher dans les clous.

Au milieu de ce petit essai passionnant sont évoqués les attentats du 11 septembre. Louisa Yousfi exprime avec beaucoup d’honnêteté les sentiments confus que ce terrible attentat a occasionnés chez elle. Il n’est aucunement question d’en minimiser l’horreur, mais elle ose toutefois cette interrogation : doit-on pleurer les victimes innocentes d’une super-puissance planétaire, alors même qu’on ferme depuis longtemps les yeux sur les millions de morts que l’Histoire a comptés sur d’autres continents, moins en vue, voire oubliés ? Elle se demande dans quelle mesure ce drame, bien réel, ne s’inscrirait pas comme une sorte d’effet boomerang. « Croyaient-ils vraiment que leurs espaces-temps ne se croiseraient jamais ? Qu’à force de marcher les yeux fermés ils ne rencontreraient pas un de ces fantômes prêt à leur faire la peau ? »

Rester barbare, Louisa Yousfi
La Fabrique, mars 2022, 160 pages

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