Dans Producteurs et parasites, Michel Feher cherche à comprendre sur quoi repose la popularité croissante du Rassemblement National (RN), en analysant non pas le rejet de ses adversaires politiques, comme on le fait trop souvent, mais en se penchant plutôt sur l’adhésion aux valeurs et à la vision du monde qu’il propose. Le livre met en lumière la manière dont le parti divise la société française en deux catégories économiques et morales : les « producteurs », vertueux et travailleurs, et les « parasites », perçus comme des profiteurs, étrangers ou spéculateurs.
Cette dichotomie simplificatrice révèle une imagerie puissante, ancrée dans une critique de longue date des privilèges et des rentes. Michel Feher montre comment cet imaginaire résonne avec une histoire politique marquée par des théories sociales et raciales, et comment il continue de façonner, aujourd’hui encore, le discours et l’attrait de l’extrême droite en France.
Une dichotomie séduisante
Le Rassemblement National (RN) est trop souvent réduit à une réaction de colère de l’électorat contre l’establishment. Ce faisant, il est rarement perçu comme un choix délibéré fondé sur une adhésion aux idées qu’il défend. Michel Feher propose de reconsidérer cette perspective. Plutôt que d’interpréter le vote pour le RN comme une simple réaction de rejet, il met en avant la popularité de l’extrême droite en examinant les satisfactions que sa vision du monde offre à ses électeurs. Cette vision repose sur une division manichéenne de la société en deux groupes fondamentalement opposés : les « producteurs », qui contribuent à la prospérité nationale par leur travail et leurs investissements et les « parasites », perçus comme des profiteurs illégitimes des richesses créées par les autres.
Le RN situe sa rhétorique sur une ligne médiane, opposant à la fois les « parasites » de l’élite économique (les spéculateurs financiers et rentiers) et ceux de la base sociale (les étrangers oisifs ou les bénéficiaires de l’assistance publique). En structurant ainsi son discours, le parti répond à une double demande de justice sociale et de protection nationale, tout en canalisant les frustrations populaires contre des ennemis clairement désignés. Ce discours séduit, car il offre une explication simplifiée aux inégalités perçues et aux dysfonctionnements sociaux, tout en désignant des coupables facilement identifiables.
Racialisations et continuités historiques
Michel Feher s’engage dans une analyse historique pour montrer que cette division entre producteurs et parasites, ce producérisme racialisé, n’est pas une invention récente de l’extrême droite contemporaine, puisqu’elle s’inscrit dans une longue tradition de pensées sociales et économiques. Il fait référence à des figures telles qu’Emmanuel Sieyès, les Niveleurs anglais, Pierre-Joseph Proudhon et Karl Marx, chacun ayant, à sa manière, contribué à articuler les termes de ce débat. Cependant, la distinction que fait le RN entre producteurs et parasites a toujours un fondement racial, héritant de traditions idéologiques antérieures.
Cette racialisation du discours a des précédents marquants. On accusait, par exemple, les ouvriers étrangers d’être soit trop malléables et donc exploités par le patronat, soit paresseux et peu fiables, soit même de menacer la pureté de la société par le métissage – ou, au contraire, de s’en exclure volontairement. Ces stéréotypes, qui amalgament des critiques économiques, sociales et raciales, persistent dans la rhétorique du RN actuel, où les étrangers, et en particulier les musulmans, sont souvent désignés comme des parasites menaçant l’intégrité et la cohésion nationale.
La polarisation entre « producteurs » et « parasites » a également alimenté d’autres régimes d’extrême droite, notamment le nazisme. Adolf Hitler diabolisait les Juifs comme des spoliateurs et ennemis de l’intérieur, s’appuyant sur des théoriciens tels que Carl Schmitt, Werner Sombart, Ernst Jünger et Gottfried Feder pour justifier une économie autarcique et « purifiée » des éléments considérés comme déviants. Michel Feher montre comment, dans cette perspective, le RN recycle une opposition productiviste racialisée qui, malgré son apparente modernisation, conserve des éléments fondamentalement discriminatoires.
En contraste, les théories économiques de John Maynard Keynes, James Buchanan et d’autres offrent des visions divergentes de la relation entre production et spéculation. Keynes, par exemple, prônait un équilibre entre investissement productif et stabilité monétaire, tandis que Buchanan critiquait les compromis néo-keynésiens qui, selon lui, favoriseraient des monopoles et des profiteurs au détriment d’une économie libérale saine. Le RN manipule ces tensions pour justifier une économie nationaliste où la préférence nationale et la fermeture des frontières deviennent des solutions aux crises économiques et sociales.
Évolution et normalisation du discours du RN
L’évolution du RN, surtout sous la direction de Marine Le Pen, montre une adaptation stratégique à un contexte politique et international changeant. Le parti tente de se normaliser en adoucissant certaines de ses positions historiques, notamment en abandonnant un antisémitisme explicite et en soutenant Israël dans certains conflits. Cette transformation vise à rendre le RN plus acceptable pour une droite conservatrice en quête d’alliances, et à s’adapter à un paysage européen où les ententes entre la droite classique et l’extrême droite deviennent de plus en plus courantes.
Cependant, cette normalisation ne signifie pas l’abandon de la rhétorique fondatrice gorgée de producérisme racialisé. L’imaginaire du RN continue de reposer sur l’opposition entre producteurs et parasites, mais il se décline désormais de manière plus subtile, en ciblant par exemple l’« islamo-gauchisme » au lieu du « judéo-bolchévisme », ou en condamnant les élites financières internationales tout en évitant des termes explicitement antisémites. Michel Feher montre que ces ajustements stratégiques ne font que renforcer l’attrait du RN en jouant sur des peurs contemporaines tout en préservant un discours fondamentalement excluant et discriminatoire.
Producteurs et parasites déploie ainsi une analyse perspicace de l’imaginaire qui alimente le succès du Rassemblement National. En explorant l’histoire et les continuités idéologiques derrière l’opposition entre « producteurs » et « parasites », Michel Feher démontre que le succès du RN ne repose pas seulement sur le désaveu de ses adversaires politiques ou sur la crise économique, mais sur un discours séduisant qui promet protection et justice sociale tout en désignant des ennemis intérieurs et extérieurs…
Producteurs et parasites, Michel Feher
La Découverte, août 2024, 270 pages