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« Petit manuel pour une géographie de combat » : pour une étude spatiale du capitalisme

Qu’on s’en revendique, qu’on s’y oppose ou qu’on fasse avec, le capitalisme fait partie de nos vies. On connaît son histoire, on essaie de comprendre, avec plus ou moins de bonheur, ses théories économiques… mais Renaud Duterme, enseignant en lycée, estime qu’on oublie trop souvent son versant géographique. Or, d’un point de vue historique, pas de capitalisme sans mondialisation… une mondialisation à son tour chamboulée par le capitalisme. Ce « Petit manuel pour une géographie de combat », de par son titre et la couleur rouge pétante de sa couverture, ne fait pas mystère de son ambition : faire réfléchir les géographes, et donner des armes (géographiques) aux militants anticapitalistes. Si la démarche est engagée, les faits sont les faits et l’argumentation est scientifique : au lecteur d’en tirer ses conclusions.

Histoire-géo… populaire

Partisan d’une « géographie populaire », en référence à l’histoire de même obédience défendue par Howard Zinn ou Gérard Noiriel, Duterme commence sa réflexion sous un prisme historique. Si la mondialisation qui voit le jour au XVe siècle n’est pas à proprement parler capitaliste, « c’est la distance et la maîtrise de relations spatiales […] qui va enrichir de nombreux acteurs ». L’autonomie des marchands et la création d’outils financiers résultent de cette distance géographique. Pour les puissances européennes, elle est aussi le moyen d’accéder à des ressources considérables et à un marché beaucoup plus étendu, autant pour exporter leurs surplus que pour produire des denrées destinées à la métropole. La conquête des Amériques constitue également une condition sine qua non à ce développement, que ça soit en raison de l’augmentation de la masse monétaire consécutive à la découverte de l’or sud-américain, ou de l’accès des industriels britanniques au marché états-unien. Si l’on ajoute à cela les implantations de colonies (de peuplement et d’exploitation), l’implantation du capitalisme auprès de peuples qui se portaient très bien sans (la destruction de l’industrie textile indienne) et toute une ribambelle de ruses pour l’étendre auprès des récalcitrants (les guerres de l’opium), on en conclut que « le capitalisme n’aurait pu devenir hégémonique sans une mise en réseau d’autres territoires géographiquement plus éloignés ».

Une arme « au service du capitalisme »

Le développement du capitalisme a donc nécessité une extension géographique, obtenue notamment grâce à un contrôle accru des voies maritimes (canaux de Panama et Suez), afin de répondre à l’un de ses nombreux paradoxes : baisser les coûts de production entraîne une limitation de l’écoulement de la production sur le marché intérieur. Or, le capitalisme ne peut pas stagner : d’où la nécessité d’aller s’enrichir ailleurs, ce qui permet au passage de stabiliser le système en métropole. Les époques changent, la logique reste et les méthodes s’affinent : Duterme souligne que la dette a été utilisée comme un formidable cheval de Troie pour pénétrer les économies du Sud, tandis que les multinationales ont globalement pris le relais des Etats, dans une démarche néocolonialiste, avec toujours les mêmes objectifs. Mais la Terre est un monde fini et en raison de « l’épuisement relatif de nouveaux marchés à conquérir », le capitalisme néolibéral a dû chercher d’autres moyens de faire des profits : les politiques antisociales et la privatisation des services publics obéissent à cette logique. Voilà pour les marchés intérieurs. Pour le reste du monde, il y a toujours le bon vieux moyen de s’étendre par la force au détriment des voisins.

Impacts territoriaux

Le capitalisme fonctionne selon une logique de concurrence, entre entreprises bien sûr, mais aussi entre territoires. Face à un capital mouvant, les territoires, fixes par définition, se retrouvent dans une position de subordination. La mise en place de tribunaux d’arbitrage contraignants et une tendance à l’externalisation judiciaire atténuent la capacité des territoires à s’opposer aux multinationales. Alors, il faut jouer le jeu et savoir se vendre : un jeu qui ne fait évidemment pas que des gagnants. Les métropoles hyper-connectées y gagnent, au détriment de leurs concurrentes, mais aussi de leur arrière-pays et de leur économie nationale. Cette « fracture territoriale », que Duterme emprunte à Christophe Guilluy, touche donc des régions agricoles et désindustrialisées qui peuvent alors se réfugier dans des mouvements identitaires, ou soutenir des projets de développement inutiles, voire franchement nocifs d’un point de vue écologique, mais porteurs économiquement. Cette fracture touche aussi certaines parties de la ville : au mieux les classes populaires sont rejetées en banlieue, au pire on assiste à une « disneylandisation » de la ville qui se fait au détriment de la vie de travailleurs étrangers, notamment dans les pays du Golfe.

Le paradoxe des frontières

Tandis que certains perdants de la mondialisation veulent limiter la casse en fermant leurs frontières (et parfois en se trompant de cibles), le capitalisme semble toujours plus s’affranchir de ces dernières. Ainsi des élites, dominant les sphères économique, politique et médiatique, dont le mode de vie déterritorialisé leur rend impossible la compréhension de la situation de leurs compatriotes laissés au bord de la route. Cette incompréhension nourrit la méfiance des classes dominées et s’accompagne d’une perte de confiance dans la politique, voire dans la démocratie, les grandes firmes semblant beaucoup plus en charge des grandes affaires de ce monde que les représentants élus. Le travail (entendre : les plus pauvres) et le capital (les plus riches) ne se trouvant plus sur le même territoire, littéralement, toute conscience et toute lutte de classe est anesthésiée : difficile de se battre contre l’ennemi lorsqu’il décampe…

Mais si les forces capitalistes se caractérisent par leur mobilité, elles ne sont pas totalement hors-sol pour autant. Duterme rappelle à juste titre que le capitalisme nécessite des infrastructures bien solides et engendre des externalités (négatives) bien tangibles. De plus, si la mobilité des défavorisés est moins aisée, elle existe bel et bien : le capitalisme est plus ou moins responsable d’une bonne partie des migrations au niveau mondial. Cette mobilité porte en elle nombre d’histoires tragiques et de scandales internationaux mais, derrière les discours de fermeté des pays « accueillant » cette immigration, se cache encore une source de profit : la surveillance des frontières est un business juteux… (on conseillera, sur ces derniers points, l’essai de Jean Ziegler, « Lesbos, la honte de l’Europe », Seuil, janvier 2020).

Monde fini, dommages infinis

Duterme achève son ouvrage sur l’urgence écologique. Dressant une rapide histoire fossile du capitalisme, il estime que les énergies fossiles (charbon, pétrole…) donnent au capitalisme « la possibilité de s’affranchir de nombreuses contraintes géographiques », tout en ne tenant pas compte des externalités écologiques : les zones de production étant éloignées des zones de consommation, leur impact est beaucoup moins ressenti par le consommateur, d’où une conscience écologique moindre. Ce dernier point peut sembler paradoxal, puisqu’on n’a jamais autant entendu parler d’écologie que ces dernières années : c’est oublier que le capitalisme se fait de plus en plus un devoir de laver plus vert que vert, et que le grand public ignore encore souvent « la face cachée de la transition énergétique et numérique » (pour paraphraser le sous-titre de l’excellent essai de Guillaume Pitron, « La guerre des métaux rares », réédité dans la collection Poche + des éditions Les Liens qui Libèrent en octobre 2019).

Au demeurant, il sera de plus en plus difficile de délocaliser des externalités qui concernent l’ensemble de la planète. Mais là encore, le réchauffement climatique pourrait faire des heureux, avec l’ouverture de nouvelles routes maritimes en Arctique et l’accès à des hydrocarbures auparavant inaccessibles, en plus des nouvelles niches (énergies renouvelables, marché de la sécurité, spéculation sur les catastrophes) que le capitalisme a déjà su développer : ne jamais négliger « la formidable capacité de résilience du capitalisme ».

Une arme au service d’une autre mondialisation ?

« Si l’effondrement de la civilisation capitaliste est plus que probable à (très) long terme, à court et à moyen terme, ses contradictions ne vont faire qu’exacerber les tensions et inégalités existantes » : bien connaître sa géographie pourrait donc permettre d’en atténuer les effets, mais aussi de nous aider à « savoir quelle mondialisation l’on veut ». Duterme avance quelques pistes, évoquant un modèle d’autogestion territoriale qui, rejetant tout repli sur soi, se baserait sur la résilience et la décentralisation. Une idée à creuser, comme tous les thèmes abordés dans cet ouvrage accessible et engagé, qui se veut plus comme une introduction et un appel à la réflexion que comme une somme exhaustive sur le sujet.

Petit manuel pour une géographie de combat, Renaud Duterme
La Découverte, janvier 2020, 208 pages,