Les éditions Anamosa publient Paysan, d’Édouard Morena. Le Maître de conférences en sciences politiques au University of London Institute in Paris y revient sur l’évolution historique du mot paysan et de ses connotations, son instrumentalisation politique par les élites sociales, le décalage entre les représentations idéalisées et la réalité du monde agricole, ainsi que l’incapacité du terme à saisir la complexité et la diversité de l’agriculture contemporaine.
L’auteur souligne la familiarité et la prévalence du mot paysan dans la société française, malgré le déclin numérique du groupe social qu’il est censé représenter. Le mot reste en effet utilisé dans différents contextes : publicité, discours politiques, littérature, médias, etc., ce qui témoigne d’une intégration profonde dans l’inconscient collectif.
Du XVIIe au XXe siècle, la perception du « paysan » a évolué d’une image négative (malpropre, incivil) vers une image plus positive, mettant l’accent sur son lien à la terre et ses qualités (indépendant, utile). Cependant, le mot reste quelque peu flou, car n’étant associé ni à un modèle agricole précis ni à une période historique particulière. Cette absence de définition claire permet une appropriation par des groupes aux intérêts divergents, brouillant parfois la frontière entre réalité et fantasme.
Édouard Morena l’affirme : « Le mot paysan est un mot fourre-tout qui désigne une femme ou un homme qui vit à la campagne et qui est engagé·e dans une pratique agricole. » Pourtant, le vocable est aussi porteur de symboles et d’historicité. Dès le Moyen-Âge, les élites sociales construisent un discours sur l’altérité paysanne pour justifier l’ordre social et leur domination. Au XIXe siècle, la figure du « paysan » est mobilisée par les élites républicaines pour promouvoir le travail, la famille et la patrie, et contrer l’influence socialiste. Cette « paysannisation » du discours politique se traduit par des mesures économiques et sociales visant à encadrer et contrôler le monde agricole. « Le paysan, compte tenu de sa charge symbolique, sert de puissant conduit pour promouvoir et normaliser [les idées des élites]. »
Au tournant du XXe siècle, artistes, écrivains et ethnologues participent à la création d’une image idéalisée du « paysan authentique », enraciné dans un passé fantasmé. Cette « muséification » du « paysan » occulte les transformations du monde rural et les rapports de domination qui le traversent. Les travaux sociologiques de l’après-guerre, bien qu’ancrés dans une démarche scientifique, tendent à reproduire cette vision biaisée. « Dans leur quête du paysan authentique, la tentation est forte de chercher le paysan d’hier ; un paysan éternel qui n’existe déjà plus et qui n’a peut-être jamais vraiment existé. »
L’auteur continue ensuite ses pérégrinations historiques. Après la Seconde Guerre mondiale, la gauche s’empare de la figure du « paysan » pour incarner une alternative au capitalisme et au productivisme. L’utilisation du mot paysan par ces courants politiques ne s’accompagne pas d’une transformation radicale de son sens, consolidant son statut de « mot pour autrui ». « De réactionnaire ou conservatrice, l’authenticité et l’enracinement sont désormais des caractéristiques et des qualités de gauche. »
Édouard Morena appelle finalement à l’abandon du terme paysan, jugé inadapté pour décrire la complexité et la pluralité de l’agriculture contemporaine. Il plaide au contraire pour l’adoption d’un vocabulaire plus précis et nuancé, qui doit permettre de saisir les spécificités du monde agricole sans le figer dans un passé idéalisé. « Le mot paysan obscurcit les différences, les tensions et les rapports de domination qui traversent, et qui ont historiquement traversé, la population agricole. »
Il faut dire qu’entretemps, les romans et la publicité ont construit une image d’Epinal du paysan, exaltant sa simplicité, son harmonie avec la nature et sa vie familiale traditionnelle. Cette représentation romancée, on l’a vu, occulte les faits et les paradoxes qui traversent la ruralité française. Le mot paysan, chargé d’histoire et d’idéologie, est aujourd’hui devenu un obstacle à la compréhension des enjeux réels du monde agricole. Pour le comprendre, Édouard Morena se penche sur le passé, la politique et la sociologie, dans un ouvrage aussi concis que convaincant.
Paysan, Édouard Morena
Anamosa, septembre 2024, 104 pages