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« Le Livre noir de Vladimir Poutine » : un tchékiste au pouvoir

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Ouvrage collectif placé sous la direction de Galia Ackerman et Stéphane Courtois, Le Livre noir de Vladimir Poutine vient en quelque sorte prolonger le travail entrepris par Darryl Cunningham aux éditions Delcourt : narrer l’ascension d’un dictateur nostalgique de la Grande Russie, ancien tchékiste reconverti en conservateur ayant fait de l’Occident un ennemi à la fois moral et géopolitique.

Portraiturer Vladimir Poutine en novembre 2022 nécessite d’opérer certains choix. Faut-il axer sa réflexion sur le passé kagébiste de l’homme fort du Kremlin ? Narrer sa répulsion à l’encontre des Révolutions de couleur et la manière dont la Tchétchénie et surtout la Géorgie furent entendues comme les points de départ d’une reconquête russe dans l’ancienne sphère soviétique ? À moins de s’appuyer sur la diplomatie du gaz, si utile pour faire pression sur les Européens, ou de verbaliser les multiples procédés visant à ériger Moscou en chantre des valeurs traditionnelles, avec l’accord tacite de l’Église orthodoxe du patriarche Kirill ? Dans un ouvrage collectif très documenté, découpé en chapitres thématiques radiographiant à 360° le régime poutinien, Galia Ackerman, Stéphane Courtois et leurs coauteurs analysent les traits constitutifs d’une Russie néo-hégémonique, nostalgique de son passé, arc-boutée et manœuvrière, ayant fait de Sputnik et Russia Today des outils de propagande, et des cyber-attaques ou de l’appui apporté à l’extrême droite européenne, une puissante arme de déstabilisation.

Le parcours de Vladimir Poutine mérite évidemment que l’on s’y attarde. Issu d’un milieu modeste, il a souvent endossé le rôle de souffre-douleur durant son enfance. Devenu plus impétueux à l’adolescence, il a ensuite appris le droit sous la direction du professeur Anatoli Sobtchak, avant de concrétiser un vieux rêve : entrer au KGB, organisation secrète qui le fascine tant, où il participe à la lutte contre les dissidents dans la région de Leningrad. Une fois muté en ex-RDA, il s’adonne volontiers au chantage sexuel dans le cadre de ses missions, puis assiste, médusé, à la chute de l’URSS, qu’il impute à un mouvement populaire qu’il perçoit depuis lors comme destructeur. Tandis qu’une poignée d’initiés – dont les membres du Komsomol et du PCUS – pille les richesses d’un pays en déliquescence, Anatoli Sobtchak prend sous son aile, à la mairie de Saint-Pétersbourg, un Vladimir Poutine qui n’a même pas encore 40 ans. Doté d’une fonction très rémunératrice, il s’inscrit alors au cœur d’un vaste système de corruption, bientôt éventé, mais qui n’empêche toutefois pas Boris Eltsine de le placer à la tête du FSB avant d’en faire son Premier ministre. Bientôt installé au Kremlin, l’homme a déjà eu l’occasion d’expérimenter le kompromat, ces affaires montées de toutes pièces afin de se débarrasser des indésirables (et auxquelles les oligarques n’échapperont pas) et il se montre particulièrement agressif vis-à-vis des Tchétchènes (il promet de « buter les terroristes jusque dans les chiottes »). Tout est déjà : cette volonté d’expurger la Russie de ses opposants (Berezovsky, Goussinski ou Khodorkovski en feront les frais), une capacité rare à manipuler l’opinion publique (y compris occidentale), un langage volontiers outrancier et argotique, une mise en scène permanente de sa personne et de son pays (la doctrine marxiste est désormais remplacée par un nationalisme expansionniste et une vision eurasienne inspirée des thèses de l’idéologue Alexandre Douguine).

Une double guerre, armée et culturelle

Si Le Livre noir de Vladimir Poutine revient abondamment sur l’ascension trouble de l’actuel président russe, l’essentiel de son corpus a pour but d’éclairer la double menée, militaro-territoriale et culturelle, d’un pays désireux de renouer avec sa grandeur passée et soucieux d’étendre son influence partout où résident des populations russophones. C’est de là que partent l’obsession de contrôle (de l’information, de la justice, des peuples), la vision paranoïaque du monde (les prétendues menaces de l’OTAN, pour ne citer que cet exemple) ou encore l’érection de la religion orthodoxe en arme diplomatique. Galia Ackerman, Stéphane Courtois et les autres contributeurs de cet essai dressent le portrait étayé et proprement glaçant d’un pouvoir noyautant les oppositions, empoisonnant ses ennemis (qui a oublié Alexeï Navalny et le Novitchok ?), perpétuant les méthodes tchékistes, lancé dans une guerre mémorielle au point d’imposer des lectures orwelliennes (par exemple en exagérant le nombre de victimes soviétiques durant la Seconde guerre mondiale). Le Kremlin de Vladimir Poutine a qualifié le gouvernement ukrainien de « néonazi », il a réprimé la liberté d’expression au point de censurer l’art ou de s’en prendre aux ONG subventionnées par l’étranger, il a préparé les mentalités à de nouveaux conflits, allant jusqu’à instrumentaliser les livres de coloriage des enfants ou à exploiter sans fard les ficelles tirées par le politicien d’extrême droite Vladimir Jirinovski, lequel a détruit peu à peu les résistances aux bassesses et aux brutalités, tout en promouvant le chantage nucléaire, les politiques hégémoniques ou les discours ouvertement racistes.

Pendant ce temps, comme le rappellent les auteurs, le régime poutinien a soufflé sur les braises occidentales à chaque fois qu’il était possible de le faire : les émeutes dans les banlieues, le mouvement des Gilets jaunes, le terrorisme islamique ont été présentés comme des preuves irréfutables de la décadence des Européens. Et cette dernière était aux yeux du Kremlin déjà visible dans les réactions timides qui suivirent la guerre en Géorgie ou l’annexion de la Crimée. À ce titre, l’ouvrage revient sur cet entre-deux savamment entretenu par les Russes : les manœuvres militaires, bien que condamnables, s’avèrent souvent soit dissimulées (les hommes verts, le groupe Wagner), soit effectuées sous des couvertures commodes (la guerre contre Daech). Mais la bataille est aussi culturelle et informationnelle, comme en témoignent les théories du complot alimentées et diffusées par Russia Today ou Sputnik, l’imaginaire déployé par les propagandistes du Kremlin (Moscou serait l’ultime bastion des valeurs familiales et chrétiennes), les mécénats muséaux ou universitaires pilotés par des oligarques russes tels que Roman Abramovitch ou Len Blavatnik, le financement d’organisations diverses par les ambassades russes ou l’activité de la Commission présidentielle sur l’Histoire, principalement occupée à en falsifier les récits. Parfois, les jeux d’influence sont moins discrets, plus abrupts, comme lors des tentatives de Gazprom de couper le robinet gazier en Europe centrale, ou dans cette volonté à peine masquée de tenir l’Allemagne par les approvisionnements en énergies, espérant ensuite que Berlin en fasse de même vis-à-vis de l’Europe pour le compte de Moscou.

Le Livre noir de Vladimir Poutine est passionnant, transversal et généreux dans ses démonstrations. Il n’omet pas non plus les échecs des services secrets russes dans le dossier ukrainien, illustrés par exemple par la mise à l’écart de Sergueï Besseda, jugé coupable de désinformation. Mais peut-on seulement dire la vérité à celui qui auto-entretient une réputation de maître espion tout en se montrant incapable d’analyser correctement les informations récoltées par ses services sur l’Ukraine ?

Le Livre noir de Vladimir Poutine, ouvrage collectif placé sous la direction de Galia Ackerman et Stéphane Courtois
Robert Laffont, novembre 2022, 464 pages

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