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« Le Bonheur dans la littérature et la peinture » : joie et quiétude de Cicéron à Warhol

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres et professeur de littérature comparée à l’Université de Strasbourg, Pascal Dethurens problématise le bonheur à travers la littérature et la peinture. Son ouvrage, publié aux éditions Hazan, fait place à cent illustrations et des dizaines de citations minutieusement choisies, mettant en exergue la manière dont ces deux disciplines artistiques ont rendu compte du bien-être et de la félicité de l’Antiquité à nos jours.

Ordonnées selon leur thème, les œuvres picturales et littéraires composant Le Bonheur dans la littérature et la peinture couvrent un large spectre, nous menant de Cicéron à Andy Warhol, de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen, selon qui « le but de la société est le bonheur commun », à Blaise Pascal, annonçant que le malheur des hommes vient d’une seule chose, être incapable de demeurer au repos dans une chambre. Il est vrai que, de tout temps, une kyrielle d’artistes ont fait résonner bonheur et calme, contemplation, quiétude. Moments de suspension, tableaux champêtres, espaces expurgés de tout mouvement, ou presque : du Jardin verdoyant de la Villa Livia aux paysages de Georges Braque en passant par la cueillette des olives représentée par Vincent Van Gogh, nombreux sont ceux pour qui ces instants en quasi-suspension ont partie liée avec l’idée du bonheur.

On le sait, en Occident comme ailleurs, le bonheur est régulièrement questionné, toujours convoité, parfois mesuré (le Bhoutan et son Bonheur National Brut). Il constitue aussi un objet d’étude philosophique, sur lequel épicuriens et stoïciens n’ont jamais cessé de réfléchir et de discourir. Pour Schopenhauer, la félicité se trouve dans un moment en angle mort, entre le désir et l’ennui, ou naît de l’annihilation des souffrances. Alain Badiou argue quant à lui que la théorie du bonheur est le but, la finalité, la raison d’être de toute philosophie. Les grands peintres ont tous fait valoir leur sensibilité personnelle pour le portraiturer : Jan Steen a fait de La fête de Saint-Nicolas un moment familial de joie et de présents, caractérisé par une fillette espiègle ; Monnet installe une femme songeuse au bord d’un fleuve, lors d’une journée ensoleillée, dans Sur les bords de la Seine à Bennecourt ; Henri Matisse imagine une douzaine de personnes dénudées, dansant ou s’enlaçant, sur une étendue bordant la mer (Le Bonheur de vivre) ; Mary Cassatt trouve l’épanouissement dans un baiser maternel ; David Vinckboons, dans une scène galante dans un jardin ; Vincent Van Gogh, encore lui, dans les premiers pas d’une fillette vers les bras tendus de son père…

Le roman Robinson Crusoé, publié en 1719, est un autre cas d’école : Daniel Defoe y opère un schisme entre nature et culture. C’est en faisant son deuil de la civilisation et en devenant un aventurier abandonné que son héros se réalise enfin. Le Rêve, de Le Douanier Rousseau, semble lui emboîter le pas, avec sa jungle luxuriante, ses fleurs de lotus géantes et ses animaux sauvages. A contrario, Michel Houellebecq se fait plus cynique, Andy Warhol plus moderne, Canaletto (la place Saint-Marc de Venise), Simon Denis (les environs de Naples) ou Paul Flandrin (une villa au crépuscule) plus urbains. En peinture comme en littérature, le bonheur tient lieu d’acception plurielle : il est polysémique, évolutif, indexé sur son temps et ses modes de vie. Une variété dont Pascal Dethurens saisit le moindre relief, qu’il soit festif, romantique, familial, contemplatif, pastoral ou réflexif.

Elle ne doit rien au hasard, cette distance conceptuelle entre un Didier Érasme (« Plus l’amour est parfait, plus grande est la folie, et plus complet est le bonheur ») et un Paul Valéry (« L’Europe, sur son propre sol, atteint le maximum de la vie, de la fécondité intellectuelle, de la richesse et de l’ambition (…) Elle a Venise, elle a Oxford, elle a Séville, elle a Rome, elle a Paris »), entre l’ivresse urbaine de Camille Pissarro (La Place du Havre, à Paris) et la quiétude familiale et fleurie d’Auguste Renoir (Deux sœurs sur la terrasse). Le bonheur est tout à la fois : vibrant, passionnel, fragile, absolu, consommé, fugace, incandescent, anecdotique, impossible, éternel. Les artistes l’ont bien compris et s’en sont faits les porte-voix. Pascal Dethurens en rend compte avec sagacité et érudition, dans une somme si pas indispensable, au moins passionnante.

Le Bonheur dans la littérature et la peinture, Pascal Dethurens
Hazan, septembre 2022, 192 pages

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