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« Franquin et moi : Entretiens avec Numa Sadoul » : effeuiller une icône de la BD

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Numa Sadoul, écrivain, critique et essayiste, a marqué l’histoire de la bande dessinée en France par une approche originale et érudite de cet art alors souvent relégué au divertissement populaire. Sa carrière est jalonnée de rencontres et d’amitiés sincères avec des figures emblématiques du neuvième art, telles que Gotlib, Moebius ou encore Franquin. C’est sur ce dernier qu’il revient généreusement dans Franquin et moi, un ouvrage d’entretiens incontournable, conçu en collaboration avec Christelle Pissavy-Yvernault.

Avec ce livre, Numa Sadoul ouvre une nouvelle fenêtre sur le processus créatif du père de Gaston Lagaffe, mais aussi sur sa personnalité et sa carrière. Il offre par ailleurs une plongée passionnante dans les coulisses de la bande dessinée franco-belge, dont le paysage a considérablement changé au fil des années.

Le point de départ de cette aventure remonte à 1970, lorsque Sadoul, alors jeune étudiant, prend contact avec Franquin par courrier. À l’époque, il travaille sur un mémoire consacré aux archétypes familiaux dans la bande dessinée, une étude dans laquelle il analyse des séries phares telles que Spirou et Fantasio, Astérix ou encore Bob et Bobette. Cet échange épistolaire marque le début d’une longue amitié et d’une collaboration fructueuse entre les deux hommes, dont le présent ouvrage résulte. 

En 1971, Numa Sadoul rencontre Franquin en personne, et de cette première entrevue naît une complicité qui se poursuivra pendant des décennies. Cette relation, à la fois intellectuelle et affective, transparaît tout au long du livre Franquin et moi, où l’écrivain et critique partage non seulement des souvenirs personnels, mais aussi des réflexions sur l’œuvre de Franquin et la bande dessinée en général.

Franquin et moi dresse ainsi le portrait d’un artiste en constante autocritique, un créateur qui se remettait sans cesse en question. Franquin, souvent perçu comme un perfectionniste, exprime dans ces dialogues son souhait d’être entouré de critiques plus exigeants, semblables à ceux du monde littéraire, afin de pousser toujours plus loin son art. Cette quête d’excellence et cette recherche perpétuelle de nouveaux défis sont d’ailleurs au cœur de la création de Gaston Lagaffe, un personnage exutoire pour Franquin, qui l’a aidé à surmonter certains tourments personnels.

Numa Sadoul met également en lumière les relations complexes entre le scénariste et son éditeur, Charles Dupuis, où l’admiration l’emportait manifestement sur l’amitié. L’ouvrage révèle également l’influence des amis et collègues de Franquin, partenaires créatifs et vecteurs d’une émulation souvent saine. Yvan Delporte est quant à lui décrit avec un côté anarchiste qui explique peut-être sa mise à l’écart du journal qu’il dirigeait – mais aussi ses relations difficiles avec Liliane Franquin, citée à de multiples reprises, et notamment au regard des négociations contractuelles qu’elle menait pour son mari.

Franquin et moi nous offre surtout un portrait intime et nuancé d’un homme sensible et vulnérable, jugé d’une grande honnêteté intellectuelle. Sadoul décrit Franquin comme un artiste profondément humble, et même frappé par le syndrome de l’imposteur, toujours en quête de légitimité malgré son immense succès. La relation entre les deux hommes a évolué au gré des circonstances : un lien d’amitié les unissait et parfois, Sadoul se montrait admiratif et bienveillant à l’endroit de Franquin quand, à d’autres moments, il endossait plutôt le rôle du « guide » ou du « conseiller ». 

Cette amitié sincère et respectueuse est au cœur de l’ouvrage, qui nous permet de découvrir un Franquin à la fois fragile et génial, toujours prêt à partager ses doutes et ses réflexions. On en apprend également davantage sur Sadoul, qui a vécu en tant que fils de famille entretenu au début de sa carrière, alors que l’écriture et le théâtre ne lui rapportaient presque rien. Il a aussi collaboré à un fanzine belge clandestin et très virulent, au sein duquel il animait une rubrique intitulée « Les Colères de Milsabor ». Là-bas, sous pseudonyme, il réglait ses comptes avec pas mal de gens et s’en prenait même à… lui-même !

Au rand des anecdotes, il est également question de l’opéra, méconnu par les auteurs de bandes dessinées, de l’époque où les illustrateurs étaient grugés par les éditeurs, de la perception du neuvième art ou encore de la parution et la réédition difficile de ces entretiens menés avec Franquin. Le tout entre des commentaires sur Hergé, Peyo ou Jean-François Moyersoen.

Franquin et moi est ainsi bien plus qu’un simple recueil d’entretiens ; c’est un témoignage précieux sur l’histoire de la bande dessinée et sur la personnalité complexe de l’un de ses plus grands représentants. L’ouvrage de Numa Sadoul et Christelle Pissavy-Yvernault, enrichi par une iconographie abondante comprenant notamment des extraits de courriers, s’inscrit dans la lignée des Cahiers de la bande dessinée, qui s’intéressaient à des auteurs bien spécifiques. L’ensemble le rend à nos yeux indispensable à tout amateur qui se respecte.

Franquin et moi : Entretiens avec Numa Sadoul, Christelle Pissavy-Yvernault et Numa Sadoul
Glénat, octobre 2024, 240 pages 

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