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« Flux » : le nouveau totem logistique

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Sociologue et directeur de recherche au CEPED-IRD, Mathieu Quet s’intéresse dans Flux à la logistisation du monde, une opération s’accentuant de manière incrémentale et par laquelle mouvements et ressources de toutes sortes sont mathématisés, mis en relation et potentialisés.

Mathieu Quet le sait mieux que quiconque : la crise du Covid-19 a démontré les limites de systèmes, industriels, d’approvisionnement ou sanitaires, gérés en flux tendu, et de nature à se gripper au moindre revirement. Pendant des semaines, voire des mois, les rayons des supermarchés se sont dépeuplés de produits de première nécessité, des comptes d’apothicaire ont été tenus sur les capacités d’hospitalisation des hôpitaux et de leurs services de médecine aiguë, des acheminements exceptionnels de matériel médical en pénurie ont été programmés – et parfois détournés. Pour l’auteur de Flux, la pandémie a révélé les failles et incuries d’un système logistique englobant désormais toute chose, ou presque : l’apomédiation des réseaux sociaux, la place des containers sur un navire de transport, la redirection des migrants telle que prévue dans le cadre des politiques communautaires européennes, les chaînes de valeur désormais mondialisées, les systèmes de réservation en ligne ou encore la gestion et l’exploitation des données numériques.

« Comment la pensée logistique gouverne le monde » : le sous-titre du présent essai suppose deux choses, l’existence d’une pensée logistique et sa capacité à se projeter sur toute chose. On l’a vu, cette dernière est amplement étayée par l’auteur, de l’apparition des « clark », des palettes et des containers jusqu’au système actuel des soins de santé, considérant les soignants et les patients comme des intrants ou des extrants d’établissements désormais managés comme de banales entreprises. Ce que Flux cherche à démontrer, c’est surtout l’irrémédiabilité de la logistisation du monde et son incapacité à se préoccuper des besoins humains élémentaires, de l’intérêt collectif, mais aussi des questions environnementales. Mathieu Quet va même plus loin, puisqu’il met à cet égard les flux sur le banc des accusés, tout en en épinglant l’extrême vulnérabilité (blocages, détournements, imprévus logistiques…). Si le recours aux flux et à leur suivi informatique est tentant, l’optimisation qu’ils sont censés supporter dissimule mal leurs nombreuses fragilités. C’est l’une des principales énonciations du livre : la pensée logistique s’inscrit dans une objectivation mathématisée et déshumanisée du monde, essentiellement arc-boutée aux considérations marchandes, et tellement balisée et « juste-à-temps » que le moindre grain de sable – un convoi bloqué, un composant en pénurie, une frontière fermée… – peut suffire à mettre à mal tout l’édifice logistisé.

Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde, Mathieu Quet
La Découverte/Zones, janvier 2022, 160 pages

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3.5
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