Comment et pourquoi « filmer le quotidien » au cinéma ?

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Aux Impressions nouvelles paraît Filmer le quotidien, un ouvrage collectif questionnant le septième art dans ce qu’il a de moins spectaculaire : le caractère itératif et ordinaire de la vie privée et/ou publique, dans les chaumières comme dans les villes. Comment cette existence « de tous les jours » est-elle enregistrée, montrée et explorée sur grand écran ?

Cet ouvrage collectif s’articule comme suit : treize rédacteurs, pour la plupart professeurs, étudient chacun une facette du « quotidien » tel qu’il est présenté au cinéma. Ces auteurs sont placés sous la direction de Sarah Leperchey, maître de conférence en histoire et esthétique du cinéma, et José Moure, professeur en études cinématographiques, tous deux à l’Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, d’où est issue la majorité des contributeurs. Trois grands thèmes structurent l’essai : « Formes et Rituels », « Rythmes et Temporalités », « Conditions et Expériences de vie ».

Le quotidien, objet anti-spectaculaire mais complexe

Cela peut paraître contre-intuitif, mais le quotidien au cinéma peut être effeuillé de mille façons et qualifié à bon droit d’inépuisable. Dans « L’économe et la pelure », Térésa Faucon nous explique par exemple en quoi la formulation visuelle des gestes du quotidien peut traduire un état d’esprit. Dans le Printemps tardif de Yasujirō Ozu, le père pèle un serpentin de pomme dans une configuration telle qu’elle restitue dans un geste ordinaire toute la solitude et la tristesse dont l’homme est désormais porteur (suite au départ de sa fille). Toujours chez Ozu, José Moure note une mise en scène de la vie et de ses rituels. Les codes de représentation du quotidien, la densité émotionnelle sous-jacente, la tension entre l’objet filmé et la manière dont il l’est, les vues sans personnage instaurant l’accès à un tout immanent sont questionnés par l’auteur avec un regard clinique et passionnant.

Chez Judd Apatow, ce sont des séquences par épisodes, souvent en ouverture de ses films, qui viennent expliciter le quotidien des personnages. Dans Muriel ou le Temps d’un retour d’Alain Resnais, repas, promenades, mises au lit et conversations se mêlent à une description fine de la ville de Boulogne. Sarah Leperchey analyse alors la manière dont le quotidien peut s’avérer un biais pertinent pour évoquer la torture en Algérie. Le film laisse transparaître que la guerre est étouffée à la fois dans et par la vie quotidienne. L’auteure revient par ailleurs sur le hiatus entre le propos du film et les images qu’il montre. Et en filigrane émerge « le caractère discordant du confort moral et matériel dont se contente une grande partie de la classe moyenne française de l’après-guerre ».

De Wang Bing à Gustave Flaubert

Comme Ozu, Wang Bing fait également l’objet d’un chapitre à lui seul. Antony Fiant le décrit comme un cinéaste « ne cherchant finalement rien d’autre qu’à témoigner du quotidien ». Pour ce faire, l’homme recourt à une caméra numérique classique pourvue d’une focale courte et d’un simple micro intégré. Il s’intéresse aux laissés-pour-compte de l’expansion économique chinoise ou recueille les témoignages des victimes de la politique de Mao, toujours dans une position d’observateur « neutre » – pour autant que la neutralité soit possible dès lors qu’un thème est identifié et choisi, et sachant que le montage constitue déjà une forme d’écriture cinématographique. Le quotidien se révèle alors par le truchement de personnages, de situations et d’histoires eux-mêmes révélateurs d’une précarité protéiforme.

Ailleurs, on s’interroge sur le mode itératif du cinéma en l’opposant à la littérature de Gustave Flaubert (Dominique Chateau, « Le rythme du quotidien ») ; on note une résistance du quotidien à la représentation avant de se pencher sur « l’écriture du réel », socio-anthropologique, de Maurice Pialat (Fanny Cardin, « Figurer la cruauté au quotidien ») ; on met en exergue le couple quotidien-modernité-métropole et on évoque les symphonies urbaines faisant de la ville la scène prééminente de la modernité industrielle et de la foule, un fourmillement de formes et de couleurs fantasmagoriques (Steven Jacobs, « Siegfried Kracauer, les symphonies urbaines et le quotidien »).

Une pluralité de formes de représentation façonne le quotidien restitué au cinéma. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, Filmer le quotidien fait état d’un travail minutieux, à finalités diverses, autour de l’ordinaire, dans ce qu’il énonce (Apatow), ce qu’il annonce (Resnais) et ce qu’il dénonce (Bing) – mais pas que. L’ouvrage est passionnant en ce sens qu’il se détache des analyses habituelles sur l’événementiel afin de se recentrer sur ce que le spectateur, lambda ou cinéphile, tend à traiter (à tort) en quantité négligeable. Après tout, que serait la caractérisation sans un travail de conception décomposé en scènes ordinaires ?

Filmer le quotidien, ouvrage collectif sous la direction de Sarah Leperchey et José Moure
Impressions Nouvelles, novembre 2019, 256 pages

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