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« Filmer, juger » de Christian Delage

Cette nouvelle édition de l’ouvrage essentiel de Christian Delage, historien et réalisateur, professeur émérite à l’Université Paris 8, s’enrichit d’un chapitre supplémentaire consacré à la guerre en Ukraine et au rôle prépondérant joué par les images en mouvement dans la reconstitution et la prise en compte des crimes de guerre.

Cette actualité offre un nouvel éclairage à l’ensemble du propos de Delage qui perçoit à juste titre les procès de Nuremberg comme un événement matriciel dans l’usage du film comme preuve judiciaire. Que le président Zelensky se soit référé à de nombreuses reprises à ces procès pour faire valoir la nécessité d’organiser un tribunal où seraient jugées les exactions criminelles de l’armée russe valide l’hypothèse de l’historien et contribue à légitimer encore davantage ses analyses précédentes.

Si le chapitrage de l’ouvrage se focalise sur certains événements en particulier (la libération des camps, l’organisation des fameux procès, l’agression de Rodney King par la police de Los Angeles, l’assassinat de George Floyd, ou la découverte des charniers de Boutcha), c’est bien le film et sa place dans la production du récit historique qui se présente comme l’objet central de la réflexion de Delage. Des productions de propagande aux images amateurs capturées par des témoins présents sur les lieux de l’action en passant par les fictions faisant un usage direct ou indirect des archives, l’historien analyse avec une grande clarté les possibilités offertes et les limites imposées par l’image en mouvement dans l’appréhension de notre actualité et de notre passé.

Cette dernière remarque souligne l’un des enjeux majeurs de cette étude : distinguer les sphères du journalisme d’investigation et des sciences historiques. Car si le travail du premier prend de plus en plus d’importance dans la définition de l’image comme indice du réel, la tâche de l’historien est de conférer une objectivité à ces documents en les inscrivant dans un plus large processus d’écriture. C’est justement à cette tâche que s’emploie Delage. Le travail approfondi sur les archives (auquel font écho les annexes fournis de l’ouvrage : des illustrations à l’index des noms et des titres de films) lui permet d’élaborer son corpus en fonction de critères précis et d’élaborer un travail comparatif qui permet de mieux comprendre l’origine et les perspectives offertes par le film sur notre perception des événements.

Cette méthodologie d’historien s’enrichit par ailleurs d’une attention toute particulière au travail formel du film. Delage revient de façon très précise sur les mouvements de caméra, le montage, l’utilisation du son et le cadrage pour distinguer récurrences et différences et interpréter leurs intérêts respectifs dans le cadre d’un événement en particulier. Au-delà de ces seuls enjeux de production, l’historien s’attarde sur les conditions de diffusion et de réception de ces films. Les moyens de visionnage font ainsi écho aux conditions de production, s’alignant sur ces dernières ou produisant un effet inattendu qui doit nécessairement interpeller l’analyste. Le retour sur les nouvelles technologies mises à la disposition des enquêteurs (la « science forensique » permettant de composer un modèle 3D d’un objet ou d’un corps), des témoins et des historiens (les documents en libre accès sur Internet) enrichissent le propos et permettent à Delage d’interroger les potentiels risques de cette production et circulation massive des images. Cette nécessaire mise en garde n’empêche la constance du point de vue général de l’historien : « l’image, fixe ou animée, (…), publique ou privée » repose sur une « puissance véritative [qui] en fait un instrument majeur du questionnement problématique qui détermine le travail d’écriture de l’histoire et l’analyse des interactions sociales qu’elle enregistre et qu’elle nous donne à voir ».

À l’ère où la désinformation est utilisée comme un nouvel outil dans l’échiquier des conflits politiques et nationaux, la réflexion de Delage permet de rétablir le bien-fondé de l’emploi et de l’analyse de la représentation comme source et aboutissement d’une réflexion à la croisée de l’Histoire, de la sociologie et de la philosophie. Un droit de l’image en somme dont Delage défend et affirme la viabilité passée, présente et à venir.

Filmer, juger. De la Seconde Guerre mondiale à l’invasion de l’Ukraine, Christian Delage
Gallimard, mai 2023, 576 pages.