« Dictionnaire du cinéma italien (1922-1945) » : cinéma et fascisme

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Titulaire d’un master en terminologie et traducteur indépendant, Alessandro Corsi publie aux éditions Vendémiaire un très dense Dictionnaire du cinéma italien (plus de 800 pages), axé sur la période 1922-1945, ère fondatrice qui a vu naître Cinecittà et la Mostra de Venise, mais aussi émerger des réalisateurs tels que Vittorio De Sica, Luchino Visconti ou Roberto Rossellini.

Les quelque 35 pages de filmographie présentes en appendice de ce dictionnaire en disent long sur la richesse du cinéma italien de l’époque dite du Ventennio. Entre 1922 et 1945, de la marche sur Rome à la chute de la République de Salò, c’est toute une industrie qui se fait jour, avec ses systèmes organisés, ses stars et ses cérémonies. Pour beaucoup, le cinéma italien commence en 1945 avec le long métrage Rome, ville ouverte, de Roberto Rossellini. Alessandro Corsi cherche au contraire à focaliser son attention sur l’ère mussolinienne ; pour ce faire, il a accumulé des centaines d’heures de visionnages, dépouillé des revues italiennes spécialisées parues sous la fascisme, étudié des textes et des ouvrages abordant cette question ex post. Il en ressort un dictionnaire relativement exhaustif, loquace sur le cinéma muet, édifiant quant aux mutations de l’industrie, ne négligeant rien du courant vériste, des lois raciales, des colonies, des positions de l’Église catholique, de la mise en place de Cinecittà, de la Mostra de Venise ou du Centre expérimental de cinématographie…

Fascime et cinéma
Cinecittà bénéficia d’un incendie ravageant les studios Cines et du soutien sans faille de l’administration de Benito Mussolini, « afin que l’Italie fasciste diffuse plus rapidement dans le monde la lumière de la civilisation de Rome ». Alessandro Corsi raconte le développement progressif de « Hollywood sur Tibre », ses collusions avec le pouvoir en place et sa volonté de concurrencer les grandes places cinématographiques du monde. Le Centre expérimental de cinématographie (CSC), créé à la fin de l’année 1935 sous l’impulsion du ministre de la Presse et de la Propagande Galeazzo Ciano, a quant à lui pour objectif de former des cadres artistiques et techniques aptes à propager l’image de la « Nouvelle Italie » et à résister à l’influence de l’hégémonie hollywoodienne. Le premier documentaire réalisé par les élèves du CSC, intitulé Le Grain, tient lieu de film propagandiste vantant les bonnes graines du fascisme (agriculture, jeunesse, mutation urbaine). Benito Mussolini fait lui-même l’objet d’une entrée particulièrement fournie, où Alessandro Corsi évoque notamment les séquences de divination du régime produites par l’Union Cinématographique Éducative : avant chaque séance de cinéma, de courts documentaires ou des actualités viennent un peu plus asseoir le culte du Duce et de son gouvernement. La présence sur les écrans du dictateur italien va se renforcer tout au long des années 1930. Chaque événement est mis en scène et « émotionnalisé » autant que faire se peut : une rencontre diplomatique, une inauguration, une parade militaire, un discours…

Les acteurs du renouveau
Si l’ombre du fascisme surplombe l’ère du Ventennio, et si l’auteur en rend compte avec une rigueur implacable, tout, évidemment, ne s’y résume pas. Des cinéastes tels qu’Alessandro Blasetti, Vittorio De Sica ou Roberto Rossellini, des comédiens tels qu’Osvaldo Valenti, Elsa Merlini ou Leda Gys, des scénaristes à l’image d’Amleto Palermi ou Luigi Zampa, des genres comme la comédie, le burlesque, la sceneggiata ou le réalisme ont naturellement voix au chapitre. Sur les revues spécialisées, Alessandro Corsi se montre tout aussi prolixe. Vers 1907, à Turin, Milan, Naples ou Rome, les plus grandes places du cinéma italien, apparaissent les premiers magazines sur le septième art. Au moment où les fascistes s’emparent du pouvoir, la pluralité et l’hétérogénéité des titres sont incontestables. Dans les années 1920, les publications people voient le jour, puis, dans les années 1930, les revues d’information culturelle les plus prestigieuses commencent à s’interroger à propos d’un art qui polarise désormais l’attention – et l’énergie – du régime mussolinien (après une période de relative indifférence). En 1935, la création de la Direction générale de la Cinématographie (DGC) confirme la volonté des fascistes de faire main basse sur le septième art. Relevant du secrétariat à la Presse et à la Propagande, le DGC cherche à contrôler les messages idéologiques véhiculés par l’industrie du cinéma. Des revues telles que L’Écran ou Film se conforment aux directives du nouvel organisme.

Une critique en plein essor
La critique a elle aussi une place de choix dans ce dictionnaire. Jusque dans les années 1920, elle s’avère relativement générique, plus préoccupée par la description des sujets ou la moralité d’un film que par ses aspects techniques. C’est vers 1925 que le cinéma parvient enfin à conquérir une légitimité égale à celle de la littérature ou du théâtre. Le quotidien fasciste Il Tevere décide alors de lui consacrer une page hebdomadaire – une première tentative de récupération qui tournera toutefois court. À partir de 1927, les revues culturelles accordent au septième art une place de plus en plus importante, jusqu’à en faire un sujet majeur. Alessandro Blasetti fonde Cinematografo en mars de la même année ; les partisans du renouveau de l’industrie italienne y prennent part et produisent une réflexion critique touchant tant à l’esthétique qu’à la technique, l’économie ou l’idéologie. Une institutionnalisation aura toutefois lieu dans la décennie suivante et aboutira à la création de revues inféodées au régime et à l’ICE (l’Institut international du cinématographe éducatif) – dont Cinema, placée sous la coupe de… Vittorio Mussolini, le deuxième fils du Duce.

En définitive, cette lecture nous ramène souvent à la politique. Sous le fascisme, elle a forcé un mariage de raison avec l’industrie du cinéma. Quelques-unes des entrées les plus substantielles du dictionnaire d’Alessandro Corsi s’y rapportent directement. Didactique et concis (malgré ses quelque 800 pages), cet ouvrage précieux nous permet de mieux appréhender une période complexe d’idéologie et de renouveau cinématographique. Il est difficile d’en réclamer davantage.

Dictionnaire du cinéma italien, Alessandro Corsi
Vendémiaire, octobre 2019, 804 pages

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