S’adapter raconte comment la vie change quand un enfant handicapé, « inadapté », naît dans une famille. Comment trouver sa place quand on est enfant dans cette famille-là, aimer celui qui ne peut pas vivre comme les autres, comment se construire avec un fantôme ? Toutes ces questions sont abordées avec une véritable sensibilité, une attention aux détails, à l’autre, et à soi. Car quel plus beau cadeau à faire à ceux qui nous entourent que de faire la paix avec soi-même, d’accepter qui l’on est ? Clara Dupont-Monod a reçu de nombreux prix (Femina, Goncourt des lycéens) pour une œuvre pleine de délicatesse et de cailloux.
Naissance des pierres
Il y a dans la fratrie de S’adapter l’aîné, la cadette, le dernier et il y a surtout l’enfant. L’enfant, contrairement au titre du roman, ne peut pas s’adapter au monde. Il est né sans parole, sans force pour se lever, marcher et courir. Alors on le porte, on le transporte, on le caresse doucement. Mais il encombre, il empêche de grandir sereinement, de vire peut-être tout court. Comme c’est trop dur d’exister avec cet être posé-là avec ses grands yeux noirs qui ne voient rien, personne n’a de prénom. Et ce sont les pierres de la cour de cette maison isolée dans les montagnes qui racontent l’histoire familiale. Oui, les pierres sur lesquels les enfants souvent dessinent, qu’ils serrent dans leurs mains. Que de rage parfois, ils fracassent contre les murs. Ces pierres surtout qui soutiennent l’enfant quand il est déposé dans la cour. Ainsi, il écoute, il ressent ce qu’il peut ressentir. Il y a foule de détails du monde qui deviennent si urgents quand il naît et ne se développe pas. Clara Dupont-Monod s’infiltre au cœur de cette fratrie au travers de trois points de vue, dont l’esprit, les moindres remords, sont ici disséqués : l’aîné, la cadette, le dernier. Chacun a droit à son chapitre. La cadette, c’est elle, ce qui fait dire à l’écrivaine : « La joie de l’avoir connu a enfin supplanté le chagrin de l’avoir perdu. » Pourtant, de lui vivant, la cadette profitera peu, toute à sa rage de n’être pas quand il est là. Or, comme rien n’est aussi simple, elle se nourrit sans le savoir de sa présence, de son aura, de son inadaptation. La manière dont chacun est raconté est la preuve de ce que la littérature fait au temps, aux blessures profondes et si humaines.
Changer
Il y a ce décor au commencement, cette maison dans laquelle on arrive difficilement, par une route sinueuse. Chacun est soulagé d’y arriver, on y vit depuis des générations. Il y a la montagne, les randonnées, la solitude et la liberté comme deux revers de la médaille. Que sont les fratries sinon des troupeaux indéterminés aux yeux des plus pressés qui cachent en réalité des individualités superbes ? S’adapter raconte surtout cela. Sans l’enfant, c’est l’histoire de comment chacun trouve sa place. Or ici, il faut trouver sa place, mais surtout accepter de « vivre avec ». Le dictionnaire donne une définition assez simple du verbe s’adapter : « ajuster une chose à une autre ». C’est ainsi que vit une fratrie, quelle qu’elle soit, on se construit avec les frères et sœurs, contre eux parfois. Pour la cadette, une chose est certaine, on se construit à travers le regard des autres. Et c’est de l’aîné qu’elle attend un regard, un appui. Lui veut porter secours, rendre la vie à peu près acceptable pour l’enfant. Il y a donc le pyjama violet dans ses obsessions. Jamais, de mémoire de lectrice, on a autant vibré pour un pyjama violet, une purée à parfaite température. Le regard des pierres a cette faculté toute littéraire de s’attacher aux détails, aux démarches surtout. Peut-être que quand il traverse la cour, le dernier a derrière lui un fantôme de dix ans qui le suit. C’est en tout cas ainsi qu’il conçoit les premières années de sa vie. Chacun compose avec cette histoire familiale. Clara Dupont-Monod compose, de son côté, une sorte de dysharmonie entre le monde et ses personnages. Pourtant, ils deviennent, ils grandissent, ils quittent le foyer. Ils apprennent à cesser de grandir contre leur histoire : ils tournent autour, la revivent, la froissent puis la défroissent pour être près de l’enfant, l’accueillir dans leurs mémoires.
Personne sous la plume de Clara Dupont-Monod n’est finalement adapté pour vivre dans ce monde où il est un jour propulsé. Pourtant, tous ses personnages s’extirpent de cet état premier, même l’enfant qui défie les pronostics et existe durant dix ans sur terre. Plus loin dans l’interview donnée à la Page des libraires et déjà citée, Clara Dupont-Monod parle de son processus d’écriture pour S’adapter : « J’ai le souvenir d’avoir eu chaud, d’avoir eu froid, d’avoir eu faim, d’avoir eu soif… bref des souvenirs très sensoriels. » C’est exactement cela qui ressort de la lecture : l’impression de fermer les yeux pour mieux voir, de lire pour mieux ressentir, saisir. On sent en lisant la pierre chaude dans la main, les sons de la nature, et on rêve simplement de se lever et de marcher. Une très belle et délicate réussite !
S’adapter, Clara Dupont-Monod
Stock, août 2021, 200 pages