La collection « Pavillons poche » des éditions Robert Laffont accueille deux textes scéniques du dramaturge américain Arthur Miller. Le Miroir et Incident à Vichy ont en commun le regard perçant porté par l’auteur sur le nazisme et l’antisémitisme ayant eu cours en Europe entre 1938 et 1945.
Un poids invisible, aussi lourd que les chaînes d’une humanité en perdition, emprisonne le corps de Sylvia Gellburg. Atteinte d’une forme de paralysie hystérique, cette New-Yorkaise peu épanouie en amour semble subir dans sa chair le nazisme qui ronge peu à peu la société allemande. Arthur Miller la confronte au voile de terreur qui enveloppe l’Europe, et dont elle prend connaissance à travers la lecture quotidienne, quelque peu déprimante, de la presse. Par le biais de son personnage, Le Miroir pose cette interrogation centrale : comment des Européens civilisés et cultivés peuvent-ils fermer les yeux, voire encourager, les actes antisémites – et inhumains – des nazis ?
Incident à Vichy procède différemment, dans une unicité de lieu et de temps proprement asphyxiante. Des hommes, entassés dans le couloir étriqué d’un bâtiment obscur, attendent que l’administration française les reçoive. Ils manipulent nerveusement leurs papiers d’identité, cherchent à se rassurer sur les intentions des autorités vichystes, se scrutent en cherchant des réponses à des questions qu’ils osent à peine prononcer, sur le visage de leurs compagnons d’infortune. Si Sylvia Gellburg est hantée par l’idée que des vieillards juifs nettoient dans le froid les trottoirs allemands à la brosse à dents, les protagonistes d’Incident à Vichy s’échangent des informations glaçantes sur les trains en partance pour les camps de concentration.
L’antisémitisme est un venin insidieux, nourri par des siècles d’ignorance et de préjugés, et qui gangrène tout. Le Miroir radiographie en seconde intention un couple qui bat de l’aile. Philip, le mari de Sylvia, apparaît comme un homme diminué, non seulement sexuellement, mais aussi d’un point de vue identitaire. Ses plaisanteries sur les Juifs, son indifférence relative à leur sort, plonge son épouse dans un profond désarroi – et dans un triangle amoureux qui ne dit pas son nom. Dans un quasi-déni de lui-même, Philip interroge les dynamiques culturelles et sociétales à une époque où elles abondent. Incident à Vichy va plus loin, puisqu’Arthur Miller y installe le lecteur/spectateur au cœur même de l’entreprise génocidaire, ou plutôt dans son antichambre, où les damnés avancent semblables à des hiboux aveugles et maudits, traversant l’obscurité humaine en tâtonnant.
Les deux textes sont passionnants, emplis de doutes et de fragilités, dominés par l’ombre menaçante et tentaculaire du nazisme. Dans Le Miroir, trois âmes tournoient inlassablement, chacune prisonnière d’une gravité qui la tire vers les autres, créant un vortex silencieux de douleurs et de désirs. Dans Incident à Vichy, chaque seconde semble se transformer en une éternité, elle échoit comme une goutte de pluie lourde dans un océan d’incertitude. Chaque souffle d’espoir est étouffé par le vent brûlant de l’angoisse. Pourquoi les protagonistes ont-ils été arrêtés ? Que va-t-il advenir ? Quel espoir peut-il bien leur rester ? Arthur Miller ne sacrifie rien de la psychologie humaine. Son incursion dans la politique européenne, et surtout nazie, sert au contraire d’incubateur aux émotions et aux désillusions. Et c’est vertigineux.
Le Miroir et Incident à Vichy, Arthur Miller
Robert Laffont, août 2023, 192 et 144 pages