« L’Anthropocène contre l’histoire » : refaire l’histoire du capitalisme fossile

Paru en 2017, « L’Anthropocène contre l’histoire » est un recueil de quatre articles écrits par le géographe suédois Andreas Malm. Selon lui, ce n’est pas l’espèce humaine dans son ensemble qui est responsable du réchauffement climatique, mais le système capitaliste. En identifiant les causes socio-historiques du réchauffement, Malm espère ainsi réorienter les luttes climatiques dans le bon sens.

En dépit de la présence soutenue de ses théoriciens dans les médias pendant une bonne quinzaine d’années, le climato-scepticisme a du plomb dans l’aile. Hormis quelques réfractaires haut placés, on ne trouve plus grand monde capable de défendre sérieusement l’idée que la Terre ne se réchauffe pas ou que les activités humaines n’en sont pas la cause. Oui, mais de quelles activités humaines parlons-nous exactement ?

De l’anthropocène au capitalocène

Le géographe suédois Andreas Malm s’oppose à la théorie de l’anthropocène, défini comme « l’ère où les puissances humaines ont débordé les forces naturelles et fait sortir le système terrestre de ses ornières ». Pour Malm, accuser l’espèce entière n’a pas de sens lorsqu’on sait que l’empreinte d’un homme sur l’atmosphère peut aller de 1 à 1000 selon l’endroit et le milieu où il naît. L’espèce humaine est une entité beaucoup trop large et abstraite pour porter la responsabilité du réchauffement climatique. Historiquement, la maîtrise du feu, des outils, du langage ont assurément été nécessaires au développement d’une industrie carbonifère, mais les causes doivent être plus proches des conséquences : seuls les propriétaires des moyens de production, au début du XIXème siècle, étaient susceptibles d’installer des machines à vapeur dans les usines. Autrement dit : une petite fraction de l’humanité, masculine, blanche et britannique, aurait la responsabilité historique du réchauffement climatique.

Cette fraction s’est sans doute diversifiée depuis deux siècles mais, note Malm, dans les années 1990, « la résistance aux politiques visant à se détourner des combustibles fossiles est venue du capital ». Plutôt que d’anthropocène, il faudrait parler de capitalocène. Blâmer l’humanité dans son ensemble revient à affirmer que le capitalisme fossile est, malgré ses défauts, l’évolution logique de notre espèce, « la réalisation d’une destinée historique », idée qui présente le double défaut de présumer que l’Occident est le centre du monde et qu’il n’y a pas grand chose à faire pour lutter contre le réchauffement climatique.

Pour prouver sa théorie, l’auteur invite à passer de l’étude du climat dans l’histoire à celle de l’histoire dans le climat, c’est-à-dire l’impact des activités humaines sur le climat. Un changement de perspective qui nous emmène dans un premier temps en Inde du début du XIXème siècle. Les Indiens connaissaient l’existence du charbon et ne s’en souciaient guère, si bien qu’ils se montrèrent récalcitrants à l’idée de descendre dans les mines construites par l’Empire britannique. L’économie fossile leur a été imposée par différents moyens de coercition dont les détenteurs de capital avaient le secret. Malm juge cette « entreprise ni plus ni moins spécifiquement humaine que les modes de vie des tribus des montagnes Khasi » : si tous les capitalistes sont humains (biologiquement…), tous les humains ne sont pas nécessairement capitalistes. Là où le capitalisme passe, les traditions trépassent, et l’Inde, deux siècles plus tard, baigne toujours dans le charbon.

Naissance et développement du capital fossile

Le passionnant deuxième article de ce recueil, « Les origines du capital fossile », nous ramène en Angleterre, là où tout a commencé, pour faire un constat surprenant : « la vapeur l’a emporté alors même que l’eau était abondante, au moins aussi puissante et franchement plus économique ». Le chercheur prend le temps de revenir sur les usages du charbon antérieurs à l’ère industrielle, son rôle dans les filatures de coton, et son lent développement, depuis le brevet de Watt en 1784 jusqu’au rattrapage de son retard sur l’énergie hydraulique entre le milieu des années 1820 et la fin des années 1840.

Malm réfute la théorie du paradigme ricardiano-malthusien avancé par certains auteurs, qui estimaient que le charbon était « la réponse britannique à une pénurie énergétique » (les chiffres prouvent que c’est faux) et à « une explosion de la population », occasionnant une hausse de la demande à laquelle les manufacturiers se devaient de répondre. C’est en cherchant dans les écrits de John Farey, un industriel de l’époque, que les vraies raisons apparaissent : les rivières étaient trop éloignées des villes, où se concentrait la main-d’oeuvre.

Il est notable que la machine à vapeur se « démocratise » lors d’une période agitée par plusieurs vagues de grèves. Le licenciement massif pose problème dans les zones reculées où se trouvent les usines hydrauliques. S’il est difficile de faire venir les ouvriers à l’usine, alors on apportera l’usine là où ils se trouvent… avec la possibilité d’en faire ce qu’on veut. L’énergie hydraulique était encore soutenable lorsque l’industrie visait un marché local et que les ouvriers n’étaient pas constitués en une force politique organisée ; elle s’effondre lorsque l’Empire britannique s’affirme comme la première puissance économique mondiale et que les travailleurs commencent à développer une conscience de classe.

Les grèves de cette période permirent d’accoucher de plusieurs lois revoyant la durée quotidienne du travail à la baisse. Or, la machine à vapeur avait cet avantage de pouvoir être accélérée pour combler le temps de travail perdu ; ce n’était pas le cas des roues hydrauliques, dépendantes des forces de la nature. Les vertus de la machine compensaient les vices de l’ouvrier…

Quant aux causes profondes de ces chamboulements, elles sont à chercher du côté de la recherche de profit. Soulignant bien chez Marx que celle-ci « n’est pas un attribut de l’espèce humaine » mais « une propriété émergente des rapports de propriété capitalistes », Malm revient sur tout ce qui rentre en jeu dans le procès de production : la force de travail des ouvriers, et les moyens de production, parmi lesquels le charbon, libérant du CO2. Ainsi, plus on a de capital à investir, plus on produit, plus on brûle de charbon, plus on émet de CO2, plus la terre se réchauffe… et le processus se répète tant que le détenteur de capital engrange des profits. L’auteur souligne à juste titre que ce processus constitue un rapport triangulaire « où l’exploitation du travail par le capital est favorisée par la combustion » des combustibles fossiles : l’exploitation des ouvriers et celle des réserves naturelles obéissent à la même logique, celle du profit.

Démontrant enfin que « la spatio-temporalité du capital s’extrait de tous les autres aspects de la vie humaine et naturelle » (le charbon ayant permis de produire n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, et pourrait-on dire, avec n’importe qui), Malm en arrive à la conclusion que le système capitaliste peut difficilement s’intégrer « à la matrice spatiale et temporelle du vent, de l’eau et du soleil ». Autrement dit : les énergies renouvelables se développent lentement tout simplement parce que leur généralisation nuirait au business-as-usual.

Quelles solutions, quelles révolutions ?

Après une troisième partie proposant une tentative un peu laborieuse de trouver dans la littérature des pistes de réflexion sur le réchauffement climatique, notamment chez des auteurs qui ont largement précédé l’apparition du concept et ceci dans le but de « découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total » (formule empruntée à Walter Benjamin, copieusement cité), Malm se penche sur la question des « configurations possibles du rapport entre révolution et chaleur ».

Il en recense quatre. En premier lieu, la révolution comme symptôme d’une action conjointe du réchauffement climatique et des iniquités d’un régime politique, le réchauffement jouant le rôle de l’accélérateur. Deuxième possibilité : la contre-révolution comme symptôme ; le stalinisme en apporterait un exemple historique, tandis que les risques de fascisme écologique ou de violence nihiliste sont cités comme des menaces possibles. Malm a recours à Lénine pour inciter à la vigilance antifasciste : « Et le désespoir des masses, parmi lesquelles règne l’ignorance, peut-il ne pas s’exprimer par une consommation accrue de poisons de toutes sortes ? ».

Dans un troisième temps, la révolution comme traitement des symptômes du réchauffement est évacuée d’un revers de main puisque seuls les riches seraient en mesure de s’adapter. Malm penche donc pour une révolution contre les causes, qui consisterait à lancer une « offensive totale contre le capital fossile », ceci « en pleine conscience des racines du problème ». Une dizaine de mesures, sur lesquelles la plupart des écologistes s’accorderont, sont alors avancées : 100% d’énergies renouvelables, limitation de l’avion, développement des transports public, isolation des vieux bâtiments, choix d’une alimentation moins carnée… mais malheureusement aucune solution magique pour sortir du modèle capitaliste.

S’il en appelle à l’action directe, Malm estime que l’Etat doit prendre des décisions. Bien conscient que les politiques ne sont pas très désireux d’appliquer un tel programme, même lorsqu’ils sont élus sous une étiquette verte, il cite encore une fois Lénine : « la question du pouvoir est certainement la question la plus importante de toute révolution ». Façon de reconnaître que l’on sait ce qu’il faut faire, mais que l’on ignore encore comment…

Les deux dernières parties du livre soulèvent donc des réflexions intéressantes mais n’apportent toutefois pas de réponses suffisamment fournies ou suffisamment neuves pour marquer les esprits. C’est surtout lorsqu’il décortique l’histoire concrète des premières heures du capitalisme fossile britannique, ainsi que son héritage brûlant, qu’Andreas Malm est le plus intéressant : bien connaître les racines du mal permet au moins de ne pas se tromper de cible, ce qui est indispensable à une époque où l’on souhaiterait opposer les intérêts des travailleurs à ceux de la planète, et où la colère de certains opprimés est trop fréquemment redirigée sur d’autres opprimés.

L’Anthropocène contre l’histoire, Andreas Malm
La Fabrique, avril 2017, 248 pages