Raconter l’horreur sans jugement de valeur. Explorer un milieu social gangréné par les marques et le mépris de classe. Donner corps à l’un des personnages les plus fascinants de l’histoire de la littérature. Un exercice périlleux auquel s’astreint avec talent Bret Easton Ellis dans le viscéral American Psycho.
En prenant presque exclusivement appui sur un golden boy de 27 ans, Bret Easton Ellis parvient à relier la structure – l’individu – à la superstructure – son milieu socioprofessionnel. On connaissait déjà les marchés dérégulés et exubérants de Wall Street, on découvre ceux, égocentriques et psychotiques, des cadres et chefs exécutifs y officiant. La jonction a lieu presque naturellement, dans le texte et entre les lignes. Dans l’upper class d’American Psycho ne cohabitent que des protagonistes aux failles inexpiables, au sein desquels la solitude, la folie, la mégalomanie, la condescendance et la superficialité ont depuis longtemps fait souche. Une Amérique majuscule, en vase clos, aux extases autistiques, enfin départie de ses témoins impuissants et de ses victimes désolées.
Patrick Bateman, héros et narrateur du roman, porte en lui toutes les hyperboles habituellement prêtées au monde de la finance. Il cannibalise son environnement au sens propre comme au sens figuré. Il s’érige en ambassadeur d’un capitalisme amoral, dénué de scrupules, adorateur de Donald Trump et obsédé par sa propre image, cultivée à coups de séances de musculation, de soins corporels et de cartes professionnelles inutilement élaborées. Il a le branding pour seule boussole et le Patty Winters Show comme unique référent culturel, même si de longues digressions l’amènent parfois à disséquer tel ou tel artiste. Il carbure à la cocaïne, aux émotions fortes, à la chair féminine et aux jugements à l’emporte-pièce. Il s’offre le scalp de l’Amérique, perché aux meilleures tables des restaurants les plus en vue, et celui des nombreuses victimes ayant le malheur de croiser sa route, la plupart du temps dans des appartements surdimensionnés à la décoration soigneusement soupesée.
Sous ses dehors satiriques, American Psycho est avant tout l’énonciation d’une folie criminelle qui prend peu à peu corps. Patrick Bateman s’y révèle comme une entité gangrénée et duale, lumineuse le jour, presque immaculée, sombre et sordide une fois la nuit tombée. Sulfureux, souvent à la lisière de la pornographie, le roman ressort encore plus choquant – et déprimant – dès lors qu’est actée l’absence de jugement voulue par son auteur. Bret Easton Ellis psalmodie les fêlures et les actes de barbarie de son antihéros exactement comme il le fait quand il s’agit d’évoquer ses chaussures lustrées, ses montres de luxe et ses cravates hors de prix. Il égrène, sonde, radiographie, explore, mais ne pose aucun diagnostic, si ce n’est celui, édifiant, d’une Amérique supérieure prise de démence collective. Tandis que certains ne manqueront pas d’y déceler quelque complaisance, on devine surtout la volonté d’imprimer sur le récit l’indifférence glacée et pathologique d’un financier aussi orgueilleux que sanguinaire. Là encore, les structures – narratives d’un côté, psychologiques de l’autre – se relient jusqu’à se confondre.
American Psycho, Bret Easton Ellis.
Points, janvier 1998, 520 pages.