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Business is Business : Paul Verhoeven, pape de l’immoralité

Quel parcours extraordinaire que celui de Paul Verhoeven ! Natif d’un pays dépourvu d’une grande culture cinématographique, le metteur en scène parvint en quelques années à incarner à lui seul le cinéma néerlandais, avant de migrer à Hollywood et d’y connaître un énorme succès populaire dans des productions économiquement à mille lieues de ses débuts, mais qui conservent le goût de la provocation qui fait la « patte » Verhoeven. A 82 ans, l’homme est aujourd’hui en train de réaliser une troisième partie de carrière tout aussi improbable que la seconde, en France cette fois, en ne reniant toujours rien de sa personnalité ni de ses thèmes fétiches. Cette formidable aventure commença en 1971, avec un long-métrage modeste intitulé Wat zien ik!? (Business is Business), une histoire de deux prostituées de bas étage qui réalisent les étranges fantasmes de leurs clients. Pas de doute, nous avons bien affaire à un film de Paul Verhoeven.

Si la période américaine de Paul Verhoeven (1987 à 2000) est la plus connue du grand public, avec bien sûr les classiques de science-fiction RoboCop (1987) et Total Recall (1990), ainsi que le thriller érotique culte Basic Instinct (1992), voire même le ratage fameux, aujourd’hui en partie réhabilité, que fut le racoleur Showgirls (1995), il serait injuste de ne pas prêter attention à la première partie de carrière du cinéaste néerlandais. Car ce n’est pas par hasard que les six films tournés dans son pays natal lui ouvrirent les portes de Hollywood. S’il n’est pas facile de mettre la main sur certains d’entre eux*, tous valent en effet le détour, surtout le classique Turks fruit (Turkish Delight/1973), plus grand succès du cinéma néerlandais à ce jour, et De vierde man (Le Quatrième Homme/1983), sa dernière œuvre tournée aux Pays-Bas avant un retour très réussi plus de vingt ans plus tard avec Zwartboek (Black Book/2006). Dans ce florilège de fictions aux sujets très variés mais remarquablement cohérentes d’un point de vue artistique, la première occupe une place particulière. En effet, là où certains films néerlandais de Verhoeven sont très durs et adoptent une tonalité sombre, Business is Business est sa seule réalisation que l’on puisse véritablement qualifier de comédie. L’humour est d’ailleurs une des marques de fabrique trahissant ici un style aux contours pas encore tout à fait définis. Si l’humour a toujours été très présent dans les œuvres du cinéaste, y compris (surtout !) dans des contextes qui ne s’y prêtent pas de manière évidente (cruauté, débauche, avilissement), comme l’illustrent parfaitement RoboCop, Starship Troopers (1997) ou Elle (2016), il y a dans ce premier essai une légèreté, un esprit bon enfant – malgré le sujet – qui fera long feu. Le film fut un des plus gros succès du box-office néerlandais en 1971, avec près de 2,5 millions d’entrées.

Le scénario de Business is Business est signé Gerard Soeteman, avec lequel Verhoeven avait déjà collaboré sur la série télévisée Floris, en 1969 (dans laquelle joue un autre fidèle du cinéaste, le comédien Rutger Hauer), et qui écrira tous ses films néerlandais – à l’exception du projet très particulier Steekspel (Tricked/2012). C’est également sur ce long-métrage inaugural que Verhoeven collabore pour la première fois avec le producteur Rob Houwer, qui jouit à l’époque d’une solide réputation en Allemagne où il a notamment travaillé avec Volker Schlöndorff, et qui produira tous ses opus suivants à l’exception de Spetters.

Business is Business est basé sur le roman du même nom écrit par l’acteur, danseur et romancier Albert Mol, un des premiers comédiens néerlandais à revendiquer son homosexualité. L’auteur réalise d’ailleurs un caméo dans le film. La ligne narrative de celui-ci est pour le moins ténue. Les héroïnes se nomment Greet et Nel, deux amies prostituées d’Amsterdam, peu raffinées et qui ne vendent pas du rêve. La première est une matrone à la voix rauque et au caractère bien trempé, la seconde sa copine blonde un peu bébête. Sans surprise, toutes deux rêvent vaguement d’un autre destin. Si Greet semble un moment avoir une chance d’améliorer son sort en tombant amoureuse d’un bon gars dont le mariage est au point mort et qui semble l’apprécier au-delà de son rôle de femme-objet, c’est finalement fortuitement que Nel s’en ira marier à Eindhoven un benêt qui ignore qu’elle exerce le plus vieux métier du monde. Le récit, assez lâche, est entrecoupé de nombreuses scènes cocasses où l’on voit les deux femmes réaliser, avec beaucoup d’investissement et de créativité, les fantasmes les plus loufoques ou dérangés de leurs clients. Tour à tour, Greet et Nel se muent ainsi en personnage horrifique, en maîtresse d’école, en poule, en cadavre, en maîtresse de maison à cheval sur la propreté ou encore en chirurgienne, dans de petits sketches délirants.

Être ordinaire, quelle horreur !

Dans cette comédie de mœurs encore dépourvue de l’atmosphère malsaine et des scènes choc qu’il développera rapidement par la suite, Paul Verhoeven adopte un ton bon enfant et décomplexé qui en fait un film très amusant. La première séquence donne le ton : un client sacrément en manque se fait plumer sans vergogne par Greet qui, flairant le gogo, lui facture la moindre pièce vestimentaire qu’elle ôte… avant que le malheureux jouisse d’excitation avant d’avoir fait quoi que ce soit. La prostituée lui tend alors littéralement la note ! Dans cette même séquence, le malheureux client dit n’avoir pas eu l’occasion d’avoir des relations sexuelles en Afrique, d’où il revient, car la seule femme qui lui plaisait là-bas était une nonne. Comment, alors, ne pas sourire en pensant que cette année, 50 ans (!) après Wat zien ik!?, Verhoeven sortira Benedetta, l’histoire d’une nonne qui n’a visiblement pas les mêmes barrières morales. La boucle est bouclée !

On retrouve déjà dans cette œuvre un certain nombre d’éléments propres au style Verhoeven/Soeteman, notamment l’omniprésence du sexe (pour un premier film, les scènes de nu sont très nombreuses !) et des personnages marginaux, dépravés et parfois franchement dégoûtants. Toutefois, Business is Business ne cède à aucun misérabilisme, il assume au contraire la vulgarité de son sujet et de ses protagonistes dans une espèce d’esprit paillard moderne. La décence est une notion qui semble étrangère à Verhoeven. Une inclination qui le poussera à flirter avec les limites du bon goût durant toute sa carrière, y compris lorsqu’il tournera aux Etats-Unis, ce qui est suffisamment insolite pour être souligné. Dans son premier opus, le metteur en scène néerlandais ôte tout le côté sordide du milieu et des personnages qu’il filme pour en faire une comédie légère et joyeusement lubrique. Tout l’esprit du duo Soeteman/Verhoeven est résumé dans l’agacement de Greet lorsqu’un homme la qualifie d’ordinaire. Les personnages créés par les deux hommes sont toujours hauts en couleur, marginaux et très tranchés. Qu’ils soient lâches, ridicules, obsédés, immoraux, sadiques ou détestables, tout cela vaut toujours mieux qu’être ordinaire.

Des mâles vicelards et dégénérés

Paul Verhoeven a très souvent (surtout dans sa période néerlandaise) dépeint des personnages féminins farouchement libres et à la sexualité décomplexée. Son univers est peuplé de fieffés crapules, un prototype auquel les femmes n’échappent pas, et pourtant celles-ci suscitent souvent davantage de sympathie ou de compréhension que leurs homologues masculins – jusqu’à la meurtrière castratrice et libidineuse Catherine Tramell (Sharon Stone), dans Basic Instinct, ou encore la victime de viol Michèle Leblanc (Isabelle Huppert), qui piège son bourreau à son propre jeu, dans Elle. Chez Verhoeven, les femmes refusent de subir leur sort, aussi cruel et injuste soit-il, quel qu’en soit le prix. C’est ce qui les élève juste au-dessus de la fange de l’humanité que le cinéaste filme avec une jubilation assumée.

Tout cela est déjà dans Business is Business, un film qui n’épargne guère les hommes. Les deux prostituées ont beau vendre leur corps chaque soir, c’est leur clientèle masculine qui perd sa dignité. Loin de chez eux, derrière les rideaux des chambres de passe, les hommes peuvent donner libre cours à leurs pulsions régressives et honteuses, avec celles qui ne trahiront jamais leurs secrets. Les personnages masculins sont soit bêtes (Bob, le futur mari de Nel) ou pathétiques (Sjaak, le maquereau violent qui ne supporte pas la fuite de Nel). Même ceux qui jouent les grands seigneurs ne peuvent pas cacher bien longtemps leur médiocrité. Il en va ainsi de Piet, le client dont s’entiche Greet. Sous ses dehors de dure à cuire, cette dernière rêve qu’il la demande en mariage. Elle se rendra cependant compte, lorsqu’il l’emmène assister à un concert classique, qu’elle n’appartient pas au même monde que Piet, qui lui annonce ce même soir que sa femme est enceinte, mettant fin à cette aventure qui était condamnée d’avance.

Paul Verhoeven, ce chantre de la provocation, prouve alors, à l’âge de 33 ans à peine, quel grand metteur en scène il est déjà à travers une conclusion douce-amère très réussie. Longtemps après avoir remisé ses illusions, Greet tombe par hasard sur Piet, devenu père, et sa femme dans un magasin. Observant la vie qu’elle aurait aimé avoir avec lui, elle cache son amertume derrière la bravade (« Un bébé, ça n’aurait pas été quelque chose pour moi ») et l’humour (elle lui demande de nommer son enfant Greet si c’est une fille). L’échec de sa vie se reflète dans la réussite de celle de son amie Nel, qui se marie et attend désormais un enfant. Après avoir initialement cédé à la frustration, Greet retrouve sa solidarité et sa générosité : en opinant simplement du chef, c’est elle qui encourage Nel à dire « oui » devant l’autel. Avant de s’en retourner offrir un plaisir fugace à ces hommes qui, sans elle, mèneraient une vie bien triste.

* Un coffret Paul Verhoeven contenant cinq films néerlandais a été édité en 2004 par Metropolitan Video. Curieusement, le seul long-métrage qui y manque à l’appel est Spetters (1980), qui a cependant été réédité séparément en 2019 dans une superbe version restaurée (et non censurée).

Synopsis : Greet et Nel sont deux prostituées travaillant à Amsterdam et habitant ensemble. Alors qu’elles rêvent d’une autre vie, elles se plient quotidiennement aux exigences parfois étranges de leurs clients…

Business is Business : Fiche technique

Titre original : Wat zien ik!?
Réalisateur : Paul Verhoeven
Scénario : Gerard Soeteman
Interprétation : Ronny Bierman (Blonde Greet), Sylvia de Leur (Nel Mulder), Piet Römer (Piet), Jules Hamel (Sjaak), Bernhard Droog (Bob de Vries)
Photographie : Jan de Bont
Montage : Jan Bosdriesz
Musique : Jack Trombey
Producteur : Rob Houwer
Durée : 90 min.
Genre : Comédie
Date de sortie : 12 juillet 1973
Pays-Bas – 1971