Fraîchement débarquée dans la capitale un jour pluvieux, la réalisatrice polonaise Anna Jadowska nous a accordé une rencontre afin d’échanger sur son dernier long-métrage, Une Femme sur le toit. Nous y retrouvons Mirka, une sage-femme sexagénaire qui mène une vie irréprochable auprès de son mari et de leur fils. Pourtant un matin, quelque chose change. Après s’être levée tôt, avoir étendu le linge et acheté de la nourriture pour ses poissons, elle tente de braquer une banque armée d’un couteau de cuisine. Son geste désespéré échoue, mais l’oblige à reconsidérer sa vie.
Présenté l’an passé au Tribeca Film Festival, ce drame qui évoque la situation sociale des femmes en Pologne est arrivé sur nos écrans depuis le 18 octobre 2023.
Pouvez-vous nous parler de la genèse du film, ainsi que des choix qui vous ont motivés à le réaliser ?
Mon point de départ pour ce film est d’un fait divers. J’ai lu un article sur une femme dans la soixantaine qui a essayé de voler une banque. Et c’était juste un court article, mais la vraie femme était aussi infirmière. Et juste avant le vol, elle a acheté des aliments pour poissons. J’ai donc apporté tous ces détails au scénario. Pour moi, dès le début, c’était l’histoire de d’une émancipation tardive, d’un réveil tardif. C’est ce qui est vraiment commun dans cette génération de femmes polonaises, parce que cette génération de la cinquantaine et la soixantaine travaille généralement à la maison et elles se sont oubliées. Donc, pour moi, ce vol était comme un moment critique, qui va amorcer un bon changement dans la vie de mon personnage principal.
Comment expliquez-vous ce phénomène ? Est-il exclusivement d’ordre générationnel selon l’environnement, urbain ou rural ?
Ces familles traditionnelles sont plus courantes dans les petites villes, bien sûr, mais cela pourrait également arriver dans les grandes villes. Le fait est que dans la jeune génération de femmes, les filles sont assez modernes et très puissantes. Elles se sentent puissantes, d’une manière différente des personnages principaux de mon film, ce qui était visible pendant nos élections parlementaires ce week-end, qui sont très importantes pour le pays. Pendant presque huit ans, on avait un gouvernement très à droite et les droits des femmes étaient presque oubliés par eux. Et l’avortement est aujourd’hui presque impossible en Pologne. Donc maintenant, grâce à la jeune génération de filles qui a voté, nous avons eu un taux de participation très élevé. Près de 74 % des gens ont voté ce dimanche en Pologne et je crois que la situation des femmes polonaises changera bientôt.
C’est également ce que Mirka symbolise dans cette lutte selon vous ?
Oui, cela signifie pour moi que le changement est toujours possible, même si on sent que quelque chose est vraiment difficile, et que c’est vraiment difficile de prédire ce qui va se passer. Mais parfois, un moment très critique peut se transformer en quelque chose de positif. Nous pourrions voir nos vies sous un angle différent et découvrir une nouvelle manière de penser.
Dans votre film, Mirka fuit son monde pour mieux de se retrouver, tout en questionnant ses désirs. Comment avez-vous trouvé votre comédienne pour l’incarner et comment l’avez-vous dirigé ?
Au début, quand nous étions en train de chercher l’actrice principale avec le directeur de casting (Piotr Bartuszek), nous avions l’idée que ça devait être quelqu’un d’inconnu en Pologne, même un amateur. Mais c’était vraiment difficile de trouver ce genre de personne et on a décidé de commencer à parler avec des actrices polonaises assez célèbres et Dorota Pomykala était l’une d’entre elles. Elle est très populaire, elle joue dans des séries télévisées et principalement au théâtre. Mais dans la vraie vie, elle est une personne complètement différente, très énergétique et très amusante. C’était donc très difficile pour nous d’imaginer qu’elle puisse trouver en elle-même ce genre de femme, très passive. Mais, dès le tout début du casting, nous avons senti que c’était notre personnage et que ça allait fonctionner. D’une manière ou d’une autre, elle était physiquement très proche de celle que j’avais à l’esprit. Et elle a gagné beaucoup de prix pour ce rôle. D’abord, c’était à Tribeca, puis dans de nombreux lieux à travers le monde. Et le film voyage encore, donc on verra ce qui va se passer.
Avez-vous des cinéastes ou des films qui vous ont influencé dans votre processus d’écriture ?
Pendant que j’écrivais, j’ai pensé à un roman de l’écrivaine américaine Elizabeth Strout. Elle a écrit un livre intitulé Olive Kitteridge, qui a été adapté en minisérie que Frances McDormand a produit et dans laquelle a tenu le rôle-titre. J’aime sa façon de représenter les gens, elle possède une plume d’écrivaine. Elle a une approche très particulière des personnages. C’est très tendre. Elle montre des situations apparemment sans importance. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, crée des personnages très complexe. C’est donc vraiment quelque chose que j’aime beaucoup en tant que spectatrice et lectrice. Et j’essaie en quelque sorte de trouver ce genre d’approche pour mon personnage principal. J’aime également beaucoup de films de Michael Haneke, Bruno Dumont et des frères Dardenne, qui possèdent mon type de narration.
Avez-vous rencontré des difficultés dans la création de l’histoire ou dans l’écriture des personnages ?
C’était un long processus. J’ai travaillé sur le scénario depuis plus de trois ans et j’avais d’excellents conseillers. J’ai travaillé avec un script doctor anglais, mais ce n’était pas compliqué. Je pense que les difficultés ont commencé lorsque nous, ma productrice Maria Blicharska et moi, avions commencé à réfléchir au budget, au lieu et à la manière de tourner. Il a donc été difficile de convaincre les gens à propos de l’histoire d’une femme âgée, parce que ce n’est pas un personnage typique. Dans les films, la femme dans la soixantaine est presque invisible. J’ai souvent entendu pourquoi nous devrions financer le film sur une vieille femme, ce qui m’a surpris parce que personnellement, j’aime beaucoup ce genre d’histoire.
Où avez-vous tourné et combien de temps le tournage a-t-il duré ? Avez-vous été confronté à des défis particuliers pendant le tournage ?
Le tournage était assez rapide. J’ai travaillé avec une excellente chef opératrice, Ita Zbroniec-Zajt. Elle est polonaise, mais elle vit et travaille en Suède et elle est très talentueuse. Nous avons donc eu une excellente coopération et nous avons tourné dans une petite ville à deux heures de la capitale. En revanche, les scènes d’intérieur étaient tournées à Varsovie. Le plus grand défi, je pense que c’était pour Dorota, notre comédienne principale. Elle était presque tout le temps sur le plateau, car elle était dans chaque scène. C’était donc physiquement éprouvant pour elle, qui s’était épuisée au bout de quelques jours. Et nous avions des scènes vraiment difficiles à tourner comme celles sur le toit ou lorsqu’elle était nue à l’extérieur.
Revenons à présent sur l’esthétique singulier de votre film. Vous faites appel à des couleurs froides, blanches et bleu ciel notamment, avec une surexposition de la lumière. Comment avez-vous travaillé l’identité visuelle de votre film avec votre chef opératrice ?
Au début, nous avons essayé de trouver une sorte de style visuel. Mais à vrai dire, les premières décisions sont toujours pour moi intuitives. Il est donc difficile de dire pourquoi nous avons décidé de suivre cette voie et d’expliquer ce travail ou quel genre de couleur vous voyez dans votre esprit. Donc la plus grande inspiration pour nous était en fait la photographe japonaise Rinko Kawauchi. Elle utilise ce genre de lumière, ce genre de couleurs. Nous avons senti que cela devait être comme ça et c’était difficile de le faire, car nous avions besoin de beaucoup de lumière et cela prenait beaucoup de temps pour créer ce genre de scène très lumineuse. Et pour moi, ce visuel reflète en quelque sorte la vie intérieure du personnage principal. Au fond d’elle, elle est une personne vraiment douce, délicate, mais n’aime pas parler de ses besoins internes.
Qu’attendez-vous des spectateurs qui sortiront de la projection ?
Je n’ai donc aucune attente. En tant que spectatrice, je préfère avoir une sorte de dialogue avec le film qui me donne l’impression de pouvoir projeter ma propre vie sur l’histoire que je regarde. J’aimerais donc dire que les spectateurs pourraient simplement passer du temps avec le personnage principal. Je pense qu’elle est une personne assez intrigante, car j’essaie de capturer ses émotions qui, je pense, pourraient être compréhensibles et universelles. Et peut-être qu’après le visionnage, les gens pourraient sentir qu’ils sont capables d’arrêter leur routine quotidienne et ils seront peut-être capables de faire quelque chose d’imprévisible. Pas de ne pas braquer la banque, mais quelque chose de différent. Et ce serait le bon changement dans leur vie.
Avez-vous d’autres projets à venir ?
Oui, j’ai deux scénarios sur lesquels je travaille. L’un d’eux est une histoire très simple qui se déroule dans le village où j’ai grandi. Une a dolescente de 16 ans tente de vendre sa virginité sur Internet, ce qui n’est pas si populaire, mais ça pourrait arriver. L’autre script est en quelque sorte inspiré la vie de ma grand-mère. Je travaille sur ce projet avec ma productrice Maria Blicharska et il s’agit d’un drame d’époque, parce que ma grand-mère travaillait comme domestique quand elle avait sept ans avant la Seconde Guerre mondiale. C’est donc l’histoire d’une fille qui commence à travailler dans un palace et elle voit des fantômes. Elle n’est donc pas une personne si ordinaire.
Une dernière chose à ajouter ?
Je voudrais rappeler que nous sommes au début d’une nouvelle ère, depuis la fin des élections législatives. Je crois que la situation des femmes en Pologne va changer. Les tensions, qui sont visibles dans la vie de Mirka, devraient s’atténuer et ça s’améliorera un peu dans la nouvelle génération et les nouvelles familles, parce que ces tensions sont provoquées par un gouvernement majoritairement de droite.