Triangle of Sadness ou la chute (hilarante) de l’empire occidental

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Sans filtre: Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek |Copyright Plattform-Produktion
Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Venu présenter Triangle of Sadness, sélectionné en Compétition Officielle, Ruben Ostlünd revient (en très grande forme) au Festival de Cannes, cinq ans après avoir remporté la Palme d’Or pour The Square.

Ruben Ostlünd : le (nouveau) Honoré Daumier 2.0 ?

Samedi 21 mai 2022, dans la salle mythique du Grand Théâtre Lumière, le monde entier n’avait d’yeux que pour Triangle of Sadness. Après cinq ans d’absence, le réalisateur suédois Ruben Ostlünd revient sur la Croisette avec une œuvre explosive au contenu (hautement) inflammable. Triangle of Sadness apparaît comme une impitoyable satire de la société contemporaine. Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Chalbi Dean) forment un couple d’influenceurs à succès qui font de leur relation un objet de business. En instagrammant leur « amour », les deux tourtereaux se voient octroyer de nombreux privilèges. Embarqués sur une croisière de luxe, ces derniers paradent, en jouant les nouveaux riches, aux côtés des (grands) cadors du CAC 40.

Ruben Oslünd affectionne – comme on le sait – particulièrement l’humour noir. Depuis plus de dix ans, il croque les travers de la société actuelle. Dès le générique, le ton est donné. Le réalisateur évoque, avec un malin plaisir, le cynisme discriminatoire de l’industrie du prêt-à-porter. Dans cet univers de papier glacé, où il fait bon de « défendre » une cause, les enjeux de société deviennent de véritables machines à cash. On pense à cette scène de défilé où le réchauffement climatique est mis au placard, pixellisé sous la forme d’une citation (néo-capitalistiquement) engagée à la « Je pense, donc j’achète ».

« Castigat ridendo mores » : vraiment ?

Triangle of Sadness choisit, en somme, la condensation à la fluidité. Le film multiplie les sujets. Cela cause parfois une sensation de trop-plein. Certaines scènes s’étirent volontairement en longueur. A l’instar de la scène (jubilatoire) de l’addition où Carl s’improvise donneur de leçon (anti)féministe. Chez Ruben Ostlünd, la caricature assume une excessivité qui frise ouvertement avec les frontières de la vulgarité. Le pire, c’est qu’on en (re)demande.

Preuve en est que la vulgarité n’est jamais (tout à fait) vulgaire (ni en manque de sincérité). Triangle of Sadness prend à contre-pied le « Castigat ridendo mores » de Molière. Le « rire » ne « corrige » pas les « mœurs » issues du néo-capitalisme occidentalo-centré. Il les met en avant afin de s’en moquer. Car, si le ridicule ne tue pas (la bêtise), il possède, néanmoins, l’avantage de pointer du doigt l’inacceptable.

De la croisière s’amuse à Koh-lanta (il n’y qu’un pas)

Les trois parties qui composent Triangle of Sadness brouillent les pistes. Le film n’est jamais là où on l’attend. La narration se présente, au départ, comme une (fausse) radiographie des rapports de genre, à travers la représentation d’un couple virtuel (à la solde du marketing des réseaux). La suite du film opère un virage à 180 degrés. La partie consacrée à la croisière dégouline (littéralement) de drôlerie. Le cinéaste se (dé)centre du duo Carl-Yaya afin d’introduire un panel de personnages hauts en couleur à l’image du milliardaire (et oligarque) russe Dimitry (Zlatko Buric).

Le huis-clos sur le yacht constitue une parodie (à peine voilée) de La croisière s’amuse. A la différence de la série américaine, le voyage idyllique tourne vite au cauchemar. Le bateau (de luxe) recrée un microcosme qui (sur)expose des rapports et divisions de classes (déjà fort bien présentes sur la terre ferme). Plusieurs évènements viennent contrarier la dichotomie entre le capital et le prolétariat, l’influenceur et l’ouvrier immigré. Triangle of Sadness prend un nouveau virage à 180 degrés en plantant son décor sur une île déserte.

Le cinéaste s’autorise, pour notre grand plaisir, un dernier revirement ironique et parodique, en composant une version remastérisée de Men Vs Wild (pour le public français, ce serait plutôt Koh-Lanta : le débat est ouvert !). Ils étaient une trentaine. Ils ne sont plus qu’une dizaine. Qui remportera la victoire ? L’isolement suffira-t-il à endiguer les rapports sociaux de sexe, de genre et de classe ? On a la réponse : Watch the film !

Le film, Triangle of Sadness de Ruben Östlund  (The Square — Palme d’or 2017) est présenté en compétition au Festival de Cannes 2022.

Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Woody Harrelson
Titre original Triangle of Sadness, titre français Sans filtre
Distributeur Bac Films

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