Joyland : Un œuvre qui met en joie

Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Récompensé de la Queer Palm lors du dernier Festival de Cannes, Joyland récidive en cette fin d’année 2022 en obtenant le Grand Prix du Festival Chéries Chéris. Cette récompense réaffirme – s’il en est besoin – l’acuité critique du film. Ce dernier redonne, de fait, un coup de jeune au cinéma pakistanais en proposant une réflexion engagée sur la condition des femmes au Pakistan. Une œuvre déchirante qui touche au cœur.

Portrait d’une famille pakistanaise

Théâtre Debussy. Lundi 23 mai 2022. Une semaine après le début des festivités cannoises, le public découvrait la plus belle surprise cinématographique de Cannes. L’œuvre s’appelle Joyland et a été réalisée par le cinéaste pakistanais Salim Sadiq. Le film comprend, de fait, plusieurs sujets qui n’en sont en réalité qu’un. À travers l’évocation d’un amour impossible, l’intrigue brosse un portrait sans appel de la société pakistanaise actuelle, en offrant, au passage, une radiographie de la condition des femmes. L’intrigue débute par le portrait d’une famille pakistanaise a priori lambda. Haider (Ali Junejo) et Mumtaz (Rasti Farooq) sont mariés. Ces derniers vivent, comme le veut la tradition, dans la maison familiale d’Haider où demeurent son père malade, son frère Saleem (Sohail Sameer), son épouse Nucci (Sarwat Gilani) et leurs quatre enfants.

L’intimité du couple est prise en étau dans cette atmosphère collective étouffante. Joyland évoque, à première vue, l’histoire d’une famille pakistanaise lambda. Oui et non. Nous sommes dans un univers (hétéro)patriarcal très marqué, dans lequel la parole du pater familias ne saurait être discutée, et où le fils doit en permanence prouver à son père qu’il est un « homme viril ». Haider subit une mise au ban familiale en raison de sa personnalité. Délicat et sensible, le trentenaire s’écarte de la norme de genre. Contrairement à son frère et son autoritarisme machiste, Haider n’est pas un bon petit soldat. Il refuse la violence gratuite et se montre volontiers dégouté par les effusions de sang inutiles. Au chômage depuis plusieurs mois, Haider est devenu l’homme à tout faire de la maison, travaillant gratuitement, aux côtés de Nucchi, à la bonne gestion de l’espace domestique, tandis que sa femme Mumtaz travaille, à l’extérieur, en tant que maquilleuse.

Cette inversion des rôles de genre est de courte durée. Lorsque Haider déniche du travail, l’organisation de la maisonnée retrouve – en ce qui concerne les femmes – les chemins de la « normalité ». Car si Haider voit son quotidien s’élargir, celui de Mumtaz se retraicit nettement. Celle-ci est sommée de quitter sans délais un métier qui la passionne, par un cénacle masculin qui considère qu’il n’est pas nécessaire qu’une femme travaille (si son mari s’en charge).

Un amour impossible

Haider est forcé de cacher la réalité de son nouveau travail. Le jeune homme fait croire à sa famille qu’il supervise les spectacles d’un cabaret érotique alors qu’il est, en fait, devenu l’un des danseurs de Biba, une jeune femme trans bien décidée à s’imposer comme la reine du milieu du spectacle. Haider sait que dire la vérité lui ouvre les portes de l’opprobre paternelle et sociale. Le héros est englué dans une situation impossible. Être danseur est perçu comme une preuve d’« efféminement » et donc – selon une logique homophobe absurde –  d’homosexualité. Impensable dans une société où la démonstration de la « virilité » est une performance que l’on doit exercer au quotidien. Les choses se compliquent encore un peu plus pour Haider lorsqu’il tombe éperdument amoureux de Biba. Il est ainsi confronté à la transphobie mortelle que subit celle-ci.

Joyland s’affirme comme un réquisitoire glaçant sur la transphobie et l’homophobie qui règnent dans la société pakistanaise actuelle. Le cinéaste rappelle, de manière subtile, sans misérabilisme, que l’une et l’autre tuent encore aujourd’hui. Qu’elle soit dans le métro ou dans un cabaret, Biba est constamment menacée de lynchage. Parce qu’elle s’affirme en tant que femme, Biba risque la mort en permanence, à l’instar de l’une de ses amies, assassinée sous ses yeux. Salim Sadiq n’est pas naïf. L’homophobie intériorisée qu’il dépeint atteint, dans cette logique nauséabonde, celles et ceux qui bouleversent les rapports sociaux de sexe, à l’image de Biba.

Le cinéaste offre, avec le personnage d’Haider, une représentation salutaire de la masculinité dissidente. Ce dernier constitue l’antithèse du héros (hyper)sexualisé à la Bruce Willis, dont le physique et le comportement s’inscrivent dans le mythe risible de l’homme viril. Joyland est d’autant plus intéressant qu’il confronte des personnages dont les conceptions s’entrechoquent jusqu’à la rupture. Biba et Haider ont une vision radicalement différente des rapports qui unissent sexe et genre. Le réalisateur met en scène un Pakistan asphyxié par une logique (hétéro)patriarcale toxique.

Biba, Nucci, Mumtaz et toutes les autres

Joyland se présente comme une radiographie de la condition des femmes au Pakistan. Qu’elles soient trans, femme au foyer épuisée ou sur le point d’avoir un enfant, les trois femmes du film subissent toutes trois le joug d’une tutelle masculine (et sociale) oppressive. Le destin de Biba, Nucci et Mumtaz illustre le sort des femmes au Pakistan. Si la première parvient à se hisser en haut de l’affiche, les deuxième et troisième ne connaissent pas la même ascension. Quel est l’intérêt de décorer la maison des autres quand on peut décorer la sienne ? dit Saleem à sa femme Nucci. Cette dernière, pourtant décoratrice d’intérieur de formation, est sommée de rester à la maison par une société qui déconsidère le travail des femmes dès lors qu’il est rémunéré. Mumtaz adopte une attitude de rébellion, refusant de devenir, à son tour, une esclave domestique. Privée de son indépendance, la jeune femme choisit la radicalité plutôt que le « consentement » arraché de force, face à l’horizon bouché qui s’offre à elle.

L’œuvre rappelle à juste titre que les femmes ne sont pas dupes des rapports de pouvoir (et encore moins de l’oppression qu’elles vivent au quotidien). Ces dernières possèdent une conscience aiguë de leur condition, privées de leur indépendance comme de leur droit à disposer d’elles-mêmes comme bon leur semble. Salim Sadiq dépeint une société qui (s’)étouffe. Cette dernière semble aliénée par une logique patriarcale qui impose un idéal de masculinité et de féminité toxiques impossible à tenir pour les uns et les autres. Ne nous méprenons pas, Joyland ne fait pas le procès de la société pakistanaise. Le cinéma serait bien en reste s’il pouvait juger le monde qui l’entoure. Le cinéaste met en avant combien la société pakistanaise actuelle reste sous-tendue par un discours profondément machiste et homophobe qui brime – voir annihile – les libertés. Cette réflexion est imbriquée dans une œuvre marquée par une beauté stupéfiante où chaque scène se regarde comme un tableau de maître. Un très grand cinéaste est né.

Bande-annonce – Joyland

Fiche Technique – Joyland

Réalisation : Saim Sadiq
Scénario : Maggie Briggs et Saim Sadiq
Distribution: Rasti Farooq (Mumtaz), Alina Khan (en) : Biba, Sarwat Gilani (Nucchi), Ali Junejo (Haider), Salmaan Peerzada (Rana Amanullah), Sania Saeed (Fayyaz), Sohail Sameer (Saleem)
Musique : Abdullah Siddiqui
Photographie : Joe Saade
Montage :
Production : Apoorva Guru Charan, Sarmad Sultan Khoosat, Lauren Mann
Société de production : Production Companies, All in Caps Productions, Astrakan Film AB, Blood Moon Creative, Diversity Hire, Film Manufacturers
Sociétés de distribution : Condor

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