Dimanche 12 novembre 2023, Nadav Lapid était présent au Fifam pour présenter son film Le Genou d’Ahed. La rencontre avec le public était animée par Ariel Schweitzer, rédacteur aux Cahiers du Cinéma. Un échange forcément traversé par les événements récents dans la Bande de Gaza, mais qui a aussi été l’occasion de parler de cinéma et de choix artistiques. De déchirements également et de contradictions.
Il y a une théorie d’après laquelle n’importe quelle œuvre artistique au cinématographique est, à un certain niveau, une autobiographie de son auteur. Cependant, je dirais qu’il y a des œuvres plus autobiographiques que les autres. C’est le cas du Genou d’Ahed. Dans quelle mesure le film est autobiographique ?
Je pense que c’est un film que l’on fait au maximum une fois dans sa vie, dans le sens où c’est un film qui était vraiment très lié à ma vie personnelle à l’époque. C’est un film qui a été écrit en trois semaines. Pour comparer, ça fait trois ans que je travaille sur un scénario. Je n’avais pas envisagé cela au début de l’écriture et trois semaines plus tard, le film était déjà là.
Quelque chose d’assez similaire à ce qui est décrit dans le film m’est arrivé. On m’a invité à présenter un film en 2015. Dans cette région de l’Arava, j’ai été appelé par une femme très sympathique, chaleureuse, vivante et aussi dévouée à son travail et qui connaissait très bien mon cinéma. Au tout dernier moment, elle m’a parlé d’un formulaire, où il fallait que je détaille les sujets abordés lors de la rencontre. J’ai agi à l’opposé de mon personnage. J’ai hésité pourtant et j’ai appelé une amie journaliste qui m’a dit : « il faut que tu la rappelles et que tu enregistres la conversation ». Je ne l’ai pas fait donc j’étais obligé de faire un film pour commettre cet acte qui aurait pourtant été assez simple… Au même moment, j’étais en plein montage de mon film précédent, Synonymes. Je le montais avec ma maman, qui avait monté tous mes films jusque-là, et qui était en train d’agoniser d’un cancer. Elle est décédée pendant le montage. Pendant mon séjour dans l’Arava, je lui avais envoyé des photos et aussi des vidéos de cette région. Quelques mois plus tard, j’ai commencé l’écriture du Genou d’Ahed.
D’une certaine manière, je pense que c’était une réaction à chaud, sans prendre aucune distance, sur un deuil personnel et collectif. Je me retrouvais face à l’amour de ma mère et symboliquement celui de mon pays, qui me paraissait comme une sorte d’abysse sans fin. Un an et demi plus tard, j’ai quitté Israël.
D’une manière plus générale, quel est ton rapport à l’autobiographie au cinéma ? Parce que ce n’est pas seulement ce film. Peut-on parler plus globalement d’une autobiographie fictionnalisée ?
Il y a au cœur de mon cinéma, un être qui a un point de vue, une attitude et un regard. J’ai imaginé ce parallèle avec moi-même. Il est filmé à plusieurs âges dans mes films. A l’âge de 31 ans, mais aussi quand il arrive à Paris et jure de ne plus jamais retourner en Israël. Et ici, dans Le Genou d’Ahed, comme réalisateur d’à peu près 50 ans. Ce qui le caractérise, c’est qu’il se trouve toujours en conflit avec cette entité qui s’appelle Israël ou l’âme israélienne. Le conflit est tragique, parce que cette entité se trouve à l’intérieur de lui. Il en fait partie. J’ai toujours l’impression que ces deux protagonistes se heurtent et se battent.
Il y a une continuité évidente avec les films précédents. Mais il y a aussi une forme de rupture pour moi… Les films précédents étaient très urbains. Et ici tu as choisi de tourner dans le désert. D’abord, pourquoi ce choix ? Quelles décisions as-tu pris au niveau de la mise en scène pour placer tes protagonistes au milieu de nulle part ?
La raison est très simple, parce que c’est là où ça s’est passé. Par exemple, le lac du film, en plein désert, est évoqué comme un miracle. Le film est très préoccupé par cette notion du miracle. Je filmais ce lac pour ma mère, les repérages étaient donc très simples. Le désert dans le film, c’est pour moi une sorte de confrontation épique et mythologique, biblique même. Le personnage est un peu comme un prophète, mais il hurle en plein désert alors que personne n’écoute. Il fustige le peuple, mais le peuple n’est même pas là. En même temps, je ne voulais pas rendre ce désert romantique. Une thématique qu’on croise trop souvent dans le cinéma français… Le citadin qui arrive, qui découvre les charmes du paysage. Il y a une dimension grandiose dans mon film. Mais surtout, mon protagoniste déteste le désert, n’aime pas cette région, donc il est aussi un peu sale, un peu vague…
Enfin, je pense que le film joue entre des moments de beauté crue de la nature et des moments où c’est plus trivial. Le lendemain du 7 octobre, j’ai fêté l’anniversaire de mon fils au Jardin du Luxembourg. J’ai été habité par toute cette beauté et je me suis dit que la tragédie du peuple israélien, c’est de se massacrer pour prendre le contrôle de ce terrain poussiéreux.
Il y avait surtout une urgence à faire le film et nous n’avons pas été soutenus par les institutions israéliennes.
A la dernière minute, pratiquement in extremis, quand le film a été sélectionné au Festival de Cannes, le film a reçu une aide à la post-production. Tout cela a fini par créer une grande polémique sur la vision négative d’Israël qui serait transmise par le film à travers le monde. A l’époque, tu as dit une phrase très belle que je cite très souvent : « Il faut mordre la main qui nous donne à manger ». Est-ce que tu peux parler un peu de ça ?
Surtout quand cette main te donne 20 000 euros. C’était le budget des frites dans le film ! C’était assez facile de mordre.
Je connais mon pays : « puisqu’on vous finance, vous ne pouvez pas dire du mal de nous » ! Vraiment une belle idée si vous vivez dans un pays fasciste, c’est le sujet du film. Dans ce sens-là, je peux leur répondre « vous avez raison ». C’est fou comment ces gens, en étant enragés ainsi, ont d’une certaine manière donné du crédit à la thèse du film. Ils ont bien joué leur rôle, comme dans le film.
Pour un cinéaste Israélien qui fait un film sur la lune, on va quand même lui demander son avis sur la politique israélienne. En faisant le film, je me suis répété de ne pas être un ambassadeur de mon pays.
On constate depuis quelques années un déclin évident du cinéma politique en Israël. Ton film est l’un des rares films politiques tournés en Israël ces dernières années. On parle d’un problème de censure officieux et officiel, mais je pense qu’il y a aussi un problème d’auto-censure, c’est-à-dire que les cinéastes eux-mêmes savent que s’ils veulent faire des films, il faut éviter certains sujets…
La question qu’on se pose c’est : « est-ce que je peux dire ça ? ». On ne veut pas dire du mal pour dire du mal, on préférerait dire du bien. Dans le monologue de mon film, le protagoniste n’arrête pas d’insulter les Israéliens pendant 4 minutes… Pendant les projections en Israël, je n’étais pas très à l’aise. Dans des pays avec une grave crise politique, on ne veut pas paraître opportuniste… La politesse, c’est le plus difficile des efforts dans ce cas-là !
Comment le film a-t-il été reçu en Israël, mais aussi ailleurs dans le monde entier ? Est-ce qu’il y a une écoute ou est-ce que c’est un film qui prêche dans le désert ?
Le début était pas mal, il y a eu le prix à Cannes et tout… Il est sorti en plein COVID donc en Israël comme en France, c’était une sortie compliquée.
Le personnage principal du film n’est pas facile. Et le film aussi. Il n’est pas gentil. Il est cru parfois, j’ai l’impression que c’est un film très émotionnel, avec des émotions crues à l’écran. D’habitude, on crée des scènes et au bout de celles-ci, il y a des émotions. Ici, on va directement aux émotions. C’est mon film le plus condensé, le plus énergique. Ce film offre une vérité très crue d’un moment où je faisais face à un deuil personnel et une mort collective. Après bon, c’est évident que tout le monde ne va pas aimer.
Au-delà de quelques fous qui t’appellent pour te dire qu’ils vont te tuer… je pense qu’il est reçu en Israël de la même manière finalement qu’il est reçu partout. Ce qui divise, c’est qu’on ne sort pas de la séance avec un sentiment de soulagement. Au contraire c’est un cinéma qui déstabilise et qui nous hante en quelque sorte. J’ai l’impression que c’est une histoire très simple: un mec arrive dans le désert. C’est sympa. On arrive au village. Il tire partout, puis se met une balle dans la tête. C’est comme un western !
Je pense que l’un des aspects les plus forts qui traverse ton œuvre, c’est ce rapport d’amour et de rejet vis-à-vis d’Israël. Est-ce que quelque chose a changé dans ton regard vis-à-vis d’Israël depuis que tu as pris la décision de quitter le pays ?
Si cette rencontre avait eu lieu le 6 octobre, je t’aurai dit une chose différente d’aujourd’hui. Où se trouve la vérité ?
Je suis parti pour plusieurs raisons, mais surtout parce que j’avais l’impression que ce pays me rongeait la tête. Je ne veux plus y penser, j’ai envie de faire des films sur la lune, sur l’amour et sur le sexe. Or, je suis Israélien, c’est inévitable.
En partant, je me suis dit que je pourrais regarder ce pays, mais comme un étranger.
Mes opinions politiques n’ont pas trop changé depuis l’âge de 18 ans. Quand je suis de passage en Israël, je trouve ça moins conflictuel pour moi. Parfois, j’ai l’impression d’être en territoire ennemi, mais en même temps, c’est mon pays. Si on n’accepte pas les contradictions, on vit dans un monde très pauvre.
Peux-tu dire quelques mots sur ton prochain film qui sera tourné en Israël ? Est-ce qu’il risque de changer un peu au regard des derniers événements ?
Évidemment, je pense. Puisque comme je l’ai dit auparavant, quand une telle chose arrive, tu ne peux pas l’ignorer. C’est un peu comme celui qui prépare un film sur un village de pêcheurs au Japon et en jour il y a un tsunami… Dans deux ans, je vais revenir à Amiens pour parler du film au Fifam !