Du 13 octobre au 21 octobre 2018, le Festival Lumière de Lyon réouvre ses portes. Une occasion pour nous, de se remémorer des souvenirs de cinéma et de se replonger dans la filmographie de certains artistes mis en valeur cette année. Aujourd’hui plongeons nous dans l’univers brumeux et contemplatif de Claire Denis, qui présentera en avant-première cette semaine son dernier film, High Life.
Claire Denis est aventureuse. Elle exploite la moindre parcelle du cinéma pour l’irriguer de sa personnalité, de son envie de profondeur de champ qui s’exprime par le trouble. Loin des carcans que peut nous offrir le cinéma français en général, la cinéaste, un peu comme Gaspar Noé, même si ce n’est pas le même style, se sert de la caméra pour hypnotiser son auditoire et lui faire ressentir la marginalité vagabonde de la plupart de ses protagonistes : allant des cannibales mélancoliques de Trouble Every Day aux militaires renfermés aux désirs inavoués de Beau Travail en passant par cette amoureuse en perdition et hilare dans Un beau soleil intérieur.
C’est fascinant de voir à quel point Claire Denis sait changer de registre dans sa manière d’accompagner l’errement de ses personnages. La cinéaste est capable de se muer dans le cinéma de genre pour ouvrir son regard d’auteur. Là où l’image aime souvent se rapprocher des corps, scruter la chair dans ce qu’elle a de plus déstructurée et sanguinolente, voir l’enveloppe corporelle décharnée comme un magma bouillonnant de pulsions et de mouvements, les films de Claire Denis prennent aussi ce contre-pied organique par le biais du rythme.
Souvent lancinant, crépusculaire, ce décalage rythmique laisse l’environnement citadin (Trouble Every Day) ou Africain (Chocolat ou White Material) respirer et s’étendre, permettant de s’enrouler autour d’ombres et d’isoler les protagonistes comme s’ils étaient dans un lieu inquiet que la cinéaste filme. Cette candeur dans le montage, et cet accompagnement monolithique fait du cinéma de Claire Denis, un cinéma aussi organique que vaporeux. Là où les corps explicitent le mystère des comportements, le récit aime jouer sur l’implicite. Il veut volontairement taire le dialogue, et faire naître les non-dits qui pèsent et amplifient le poids même de la torpeur, que cela soit à travers la nature cannibale de Trouble Every Day ou même la nature de la relation presque « amoureuse » du triangle militaire dans Beau travail.
Claire Denis est une cinéaste qui aime laisser les choses vivre, comme aime le faire Wim Wenders avec qui a elle a travaillé. Cette dualité entre le palpable et l’indicible vient aussi du fait que l’un des fils rouges de la cinéaste est le thème du désir, celui que l’on a pour l’autre, celui que l’on a pour sa terre et ses origines, celui qui nous rattache à la vie et à un but. Le désir chez Claire Denis consent à démultiplier le déchirement que l’on a avec l’autre. Il est une chose qui bizarrement tend à nous détacher de nos congénères tout en nous agrippant à une catharsis qu’il serait difficile d’analyser.
A la fois épuré, esthétique, dévorant (Trouble Every Day), social (35 rhums) ou même antipathique et horrible (Les Salauds), le désir des personnages est de l’ordre de l’intime, sensualité par l’image et le filmage, où la libido extirpe le monstre ou le marginal qui est en chacun d’entre nous, une pulsion de vie et de mort indescriptible, et qui prend une dimension inconnue dont la définition devient indéchiffrable. Il n’y a aucune imposture, ni parti pris opportun dans le cinéma de Claire Denis. Au contraire de ce séisme cinématographique qui semble avoir ses racines (l’Afrique et sa cohabitation avec le monde avec 35 Rhums notamment), on y trouve une réelle liberté, un cinéma politique non politisé qui semble parfois antinomique avec notre époque.
A travers son style, elle crée un monde en fusion qui gît dans une forme d’intemporalité triste, un chaos intime, à l’image de ces moments fabuleux dans Trouble Every Day lorsque la bande son des Tindersticks retentit. Là où Claire Denis est un point de raccroche français avec le cinéma de Wenders et de Jim Jarmusch, provient de son amour pour les anti héros. L’obscurité qu’elle entrevoit par la lumière ou inversement, où le commun des mortels est félicité par sa normalité ou sa bizarrerie ( son empathie pour ses vampires sanguinaires dans Trouble Every Day) dans un monde où les mots n’ont pas forcément une importance exceptionnelle : c’est l’image qui prédomine, le regard de chacun où Claire Denis s’insère dans la petite histoire pour agencer la grande.