Entre prêtrise et pellicule, l’incroyable vie de Martin Scorsese

Il était une fois Martin Scorsese

La destinée des grands hommes se joue parfois sur des accidents. Que serait-il ainsi arrivé si Steve Jobs s’était fait adopter par un couple ne connaissant rien à l’électronique ou si George Lucas n’avait pas eu ce dramatique accrochage ayant ruiné ses rêves de courses automobiles ? Assurément un tas de choses. L’un aurait probablement eu une vie rangée, loin du tapage médiatique inhérent au succès d’Apple, tandis que l’autre aurait sans doute arpenté le bitume pendant un temps avant d’intégrer les hautes sphères de la course auto, nous privant donc de Star Wars, premier blockbuster populaire de l’histoire. Des histoires comme ça, le tout Hollywood en compte ainsi par dizaine. De Harrison Ford en menuisier chanceux, travaillant dans la maison de George Lucas, au moment où celui-ci cherchait le casting adéquat pour Star Wars, à Brad Pitt en apprenti journaliste qui se découvrira une passion pour le jeu sur le tard, le nombre de ces rendez-vous manqués semblent dépasser l’entendement. Mais, qu’advient-il quand cette vocation s’obtient à l’issue d’un refus, ici assimilable à un accident de parcours ? Là se joue l’exceptionnelle histoire du metteur en scène Martin Scorsese, qui s’était voué à une carrière, nettement moins porté sur la consommation de drogues dure et la culture de tous les excès.

Un jeune homme déjà survolté

Issu d’une famille italo-américaine, basée dans le Queens, le jeune Marty est pour ainsi dire nourri dès son enfance aux deux courants, qui infuseront sa personnalité et plus tard sa filmographie : le cinéma et la religion. De condition physique frêle (il est asthmatique), le jeune homme ne connaitra jamais les joies et l’ivresse procuré par le sport. Une tare que sa mère, essayera pourtant de compenser en l’amenant de manière fréquente dans les salles obscures de la Grosse Pomme, ignorant alors que cet acte anodin sèmera une idée dans l’esprit encore malléable du jeune homme

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Initié à la Nouvelle Vague, à Truffaut, et à Fritz Lang, le futur réalisateur voit pourtant son exutoire dans la vie pieuse. La prêtrise plus précisément. Un objectif tout ce qu’il y a de plus normal, pour un italo-américain des années 1950, mais qui se verra stoppé net seulement un an après son entrée au séminaire, en 1957. Comportement déviant et insolent, un âge jouant contre lui (il n’avait à l’époque que 14 ans), la vie sacerdotale ardemment désirée s’écroule aussi vite qu’elle ne s’est bâtie, forçant le jeune homme qu’il est à revenir à une vie étudiante qu’il n’affectionne pas beaucoup. Et pourtant, ce refus, déjà révélateur du comportement survolté qui irriguera sa filmographie, fera office de salut pour le futur réalisateur. Jeune diplômé, Scorsese s’inscrit à l’Université de New York, sans savoir réellement ou cela va le mener. Et c’est la chance, qui le pousse à suivre des cours à la très renommée Tisch School. Aujourd’hui panthéon de l’enseignement du cinéma américain, mais déjà institution réputée à l’époque, l’endroit aura aussi un impact fort sur le natif de Little Italy. Sur ses bancs, il y comprend ainsi une chose: sa réelle vocation, comme celui-ci le dira bien des années après, c’est les films.

Un réalisateur touche à tout

Immédiatement accro à cet art sacralisant le mouvement, le jeune homme trouve ainsi très vite le chemin des plateaux de tournage ; Who’s That Knocking at My Door (1967) étant sa première expérience derrière la caméra. Tournage à Little Italy (son quartier), thèmes articulés autour de la religion et de la violence, fort attrait pour le style prôné par la Nouvelle Vague, le film est déjà un manifeste du style scorsésien, avant d’être une œuvre faisant la part belle à un jeune acteur sur le point d’exploser : Harvey Keitel.

Succès aidant, Scorsese en profite. Un déménagement plus tard, le voilà à Hollywood, La Mecque du milieu, ou il officiera pendant un temps pour le compte de la Warner Bros, comme monteur. Le hasard voudra qu’il y rencontre là-bas Roger Corman (producteur reconnu du milieu vénéré par Quentin Tarantino), qui lui confie alors les rennes de son premier film de studio, Bertha Boxcar (1972). De son propre aveu, le film, jalon mineur dans sa filmographie sera pourtant l’un des plus décisifs, puisque le natif de Little Italy sent ce besoin de revenir au pays et de retourner à un cinéma plus proche de lui. Soutenu dans sa démarche par l’illustre John Cassavetes, Marty récidive avec le non moins personnel Mean Streets (1973). Manhattan, la drogue, l’ascension sociale ; l’œuvre est une épure à peine voilée de sa propre vie. Mais le film lui permet aussi de se lier d’amitié avec son acteur principal, un certain Robert de Niro, quasiment voisin de quartier. Une aubaine pour lui, qui désormais au fait des rouages du business dans lequel il évolue, peut s’enticher de productions davantage calibrées pour le grand public, tels qu’Alice n’est plus ici (1974). Pragmatique, il sait qu’en tournant ce film, l’opportunité lui sera donné de pouvoir mettre en boite le film dont il rêve déjà depuis longtemps : Taxi Driver.

Premier film jalon de sa filmographie, Taxi Driver (1976) impose son talent. Evocation d’une Amérique post-guerre du Vietnam, et notamment d’un ex-soldat aux tendances psychotiques, le film fait grincer des dents en Amérique, mais peu importe, puisque en Europe, il gagne la Palme d’Or, entérinant un peu plus la renommée du réalisateur, et lui offrant désormais toute latitude pour choisir ses projets. La réputation gagnée, il décide d’ailleurs de revenir à l’une des premières passions de sa vie : la musique. Avec New York, New York (1977) d’abord, puis La Dernière Valse ensuite (qui est le dernier concert du groupe The Band), Scorsese diversifie son style, quitte à encaisser un sérieux coup d’arrêt par la suite, la mauvaise presse et sa forte consommation de cocaïne le rendant très faible psychologiquement.

Pour autant, sa survie aussi bien physique qu’artistique incombera à Robert de Niro. L’acteur, qui épaule Scorsese depuis Mean Streets, convainc le metteur en scène de revenir derrière la caméra pour un film sur une gloire de la boxe des années 1940, Jake LaMotta. C’est donc dans un état physique et psychologique lamentable que Scorsese s’attèle à la tâche, savant jouer avec malice de son état, puisque tournant entièrement en noir et blanc et multipliant les ralentis, sans doute pour faciliter son lent rétablissement. Et là encore, BOUM ! Succès critique unanime, Raging Bull sera le premier d’une longue série puisque suivront  La Valse des Pantins (1983), After Hours (1985) et La Couleur de l’Argent (1986). Autant de pépites calquée sur une régularité de métronome ou d’horloger suisse (c’est selon) et qui contribue à l’apparition de l’une de ses nombreuses facettes : le réalisateur engagé.

Une personnalité engagée

Celui qui expérimenta pendant un temps les prémices d’une vocation loin des paillettes et vouée à une personnalité divine, voit ainsi son rêve se réaliser, lorsque sort La Dernière Tentation du Christ (1988). Provoquant un tollé généralisé auprès des associations religieuses internationales, car dépeignant la vie de Jésus ou celui-ci se met à rêver d’une vie loin de la Crucifixion, le film s’affiche pourtant aux Oscars et l’impose comme un réalisateur de premier plan dans la profession. Un milieu qui n’aura d’ailleurs d’yeux que pour son film suivant, Les Affranchis (1990), qui symbolise pour beaucoup l’apothéose de sa mise en scène. Donnant à voir, le parcours d’une jeune frappe des années 1960, qui va grimper les échelons et devenir un impitoyable mafieux, Les Affranchis se veut comme la rencontre entre son penchant engagé et celui survolté. Mise en scène rapide, montage fiévreux, violence extrême, structure déjà rompue à la sempiternelle ascension –chute- rédemption, Les Affranchis apparaît comme le premier film de son auteur, qui compile aussi bien cette volonté de puiser dans ces racines (doit-on rappeler qu’il a vécu toute sa jeunesse à Little Italy), et celle de la virtuosité.

Puis vient le temps de l’introspection. Simple aparté dans sa carrière déjà bien fournie, Le Temps de l’Innocence (1993), drame en costume avec Daniel Day-Lewis et Winona Ryder, sera le film du questionnement. Du film émane un fumet trop éloigné des cadors jusque-là évoqués par ses précédents longs-métrages, si bien qu’on pense à une transition. Simple temps d’arrêt avant de voir le maestro remonter en selle se dit-on. Comment prévoir alors que le film suivant verrait le new-yorkais revenir à son milieu de prédilection : la démesure. Bon, pour quelqu’un ayant pris à bras le corps la vie de Jésus, rien d’insurmontable. Comme le dit le dicton, à cœur vaillant rien d’impossible. Et son Casino (1995), sur l’ascension d’un bookmaker aux commandes d’un casino dans le Las Vegas des années 1970, n’ira pas à l’encontre de ce crédo. Film fleuve de 3h, tournages de nuit, parterre de star avec Robert de Niro, Joe Pesci et Sharon Stone, le voilà encore à repousser les limites du raisonnable. Et tout ça pour délivrer une œuvre forte et violente, nimbée d’une aura hyper mélancolique, qui sera boudée outre-Atlantique. Une mélancolie qu’il retrouvera, puisque pas découragé pour un sou, ou une mauvaise presse, le voilà déjà en train de s’atteler à la finalisation du documentaire qu’il a réalisé en secret pour le compte de la British Film Institute, et consacré au cinéma américain, Un Voyage avec Martin Scorsese dans le cinéma américain. Un honneur, tant la tache semble ardue, qui s’accompagne pourtant d’une nouvelle reconnaissance du milieu, avec le Life Achievement Award, qui lui est décerné en 1997, pour l’ensemble de sa carrière. Désormais légende vivante à seulement 54 ans, Scorsese ne chôme pourtant toujours pas. Kundun (1997) centré sur la vie du 14 Dalaï-Lama, la présidence du Festival de Cannes 1998, A Tombeaux Ouverts (1999), ce frénétique de la pellicule ne semble point rassasié. Comme si il cherchait quelque chose. Une nouvelle ardeur ? Une nouvelle motivation ? Peut-être un nouvel acteur apte à endosser le meme niveau de respect et d’admiration jadis porté par Robert de Niro.

Une rencontre inespérée.

Ça sera seulement en 2002, après avoir rongé son frein devant le refus des studios de le laisser réaliser l’adaptation d’un roman de missionnaire portugais partis évangéliser le Japon du 16ème siècle, Silence, que Scorsese se remet au travail. En réalisant Gangs of New York (2002), ou il retrouve Daniel Day Lewis, Marty y croise Leonardo DiCaprio. Les médias en font leurs choux gras, la profession se plait à rêver d’une nouvelle époque de réalisation frénétique de Marty et voilà que le beau gosse vu dans Titanic devient la nouvelle muse de Scorsese. Et c’est le cas de le dire. Le talent et l’engagement de l’acteur aidant, Marty récidive à nouveau avec lui en mettant en scène Aviator (2004), consacré au milliardaire des années 1930, Howard Hughes, puis Les Infiltrés (2006), nouvelle incursion dans le milieu mafieux, ou il se fait affronter Jack Nicholson, Matt Damon et Dicaprio dans un jeu du chat et de la souris, sur fond de mafia irlandaise. L’occasion pour lui d’ajouter la statuette de l’Oscar du Meilleur Film et du meilleur réalisateur à son tableau de chasse, remis pour l’occasion par ses grands amis : Steven Spielberg, Francis Ford Coppola et George Lucas. Excusez du peu. Des amis qui le poussent ainsi à réaliser l’un de ses rêves : tourner un documentaire sur son groupe de musique préféré : les Rolling Stones. Rencontre de titans, le documentaire sobrement appelé Shine A Light (2008), provoque à bien des égards le rire. Tellement de talents et les yeux émerveillés d’un petit italo-américain devant la racaille la plus connue de Grande-Bretagne, suffiront à faire de cette incursion dans le domaine de la musique, entre ego d’artistes et difficultés logistiques, un documentaire poignant et terriblement sous tension.

Pas rassasié pour un sou, Marty continue. D’abord avec Shutter Island (2010), qui voit Leonardo DiCaprio camper d’un inspecteur des années 1950 plongé dans une enquête délicate en plein asile psychiatrique, puis avec Hugo Cabret (2011), qui marque la renaissance du cinéaste engagé qu’il est ; le film étant consacré à la figure emblématique de George Méliès, pionnier du cinéma et précurseur des effets spéciaux. Une pluie d’oscars techniques après, et voilà que le cinéaste repart déjà en quête de sa nouvelle histoire. Infatigable, forcené, les qualificatifs pleuvent pour désigner alors la montagne de volonté que ce frêle italo-américain incarne. Et le voilà donc septuagénaire, à la merci de la concurrence. Mais en autodidacte qu’il est, inutile de s’inquiéter. La preuve en sera avec son nouveau projet, Le Loup de Wall Street (2013). Conçu à des fins d’exorciser le deuil inhérent au décès de sa mère, le projet suit la vie d’un courtier en bourse véreux de Wall Street, golden-boy pourri jusque à la moelle qui défraya la chronique avec ses méthodes peu orthodoxes et ses massives prises de drogues. Vulgaire, orgastique, déchainé, cet opéra du dollar dirigé par son maestro Leonardo DiCaprio casse de nouveau la baraque et impose son auteur à un statut quelque peu étrange : celui de bankable. L’occasion pour lui de recevoir l’aval tant attendu des studios pour son projet de longue date, Silence, qu’il tournera d’ailleurs début 2015 à Taiwan avec Liam Neeson, Andrew Garfield (The Social Network) et Adam Driver (Star Wars : The Force Awakens)

Entre les deux, le metteur en scène prendra quand même le temps de s’immiscer dans le milieu galopant de la série télévisée avec BoardWalk Empire et plus récemment Vinyl, même si il ne fait plus aucun doute qu’à l’heure ou ces lignes sont écrites, la carrière de Scorsese touche bientôt à sa fin. Une carrière éminemment riche et variée que le monde du cinéma a souhaité célébrer d’abord à Paris ou la Cinémathèque Française dresse une rétrospective entière de son œuvre, et ensuite à Lyon, capitale des Gaules ou Marty se déplacera pour aller récupérer le Prix Lumière, récompensé décernée par Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier, dans le cadre du Festival Lumière, festivités d’une semaine ou le cinéma scorsésien sera à l’honneur, entouré par Kurosawa, Refn, Chaplin et d’autres grands noms. Un juste retour des choses.

Filmographie Martin Scorsese

Une impressionnante filmographie, dont l’éclectisme et la violence n’auront pas manqué de charmer la Rédaction CineSeries, qui soucieuse de faire connaitre encore plus le metteur en scène, effectuera au cours du prochain mois une rétrospective sur les œuvres majeures du réalisateur américain. Une rétrospective, qui se verra d’ailleurs doublée par un compte-rendu quotidien du Festival Lumière, ou Martin Scorsese verra son œuvre récompensée, dans la ville à l’origine de la création de l’art dans lequel il a excellé : Lyon !

2018: Furious Love
2017: Sinatra
2016: The Devil in the White City
2016: The Irishman
2016: Untitled Mike Tyson
2015: Silence
2014: The 50-Year Argument
2014: Untitled Bill Clinton Documentary
2016: Ashecliffe
2013: Le Loup de Wall Street 
2012: King of clip (Côté Diffusion)
2011: George Harrison: Living in the Material World
2011: Hugo Cabret
2010: Boardwalk Empire – Saison 1 Episode 1
2010: A Letter to Elia
2008: Shine a Light
2007: La Clé de la réserve (court-métrage)
2006: Les Infiltrés 
2005: No Direction Home: Bob Dylan
2004: Aviator
2003: Du Mali au Mississippi
2002: Gangs of New York
1999: A tombeau ouvert
1999: Mon voyage en Italie
1997: Kundun
1995: Casino R
1995: Eric Clapton: Nothing But the Blues: An ‘In the Spotlight Special’
1995: Un Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain
1993: Le Temps de l’innocence
1991: Les Nerfs à vif
1990: Les Affranchis
1989: New York Stories
1988: La Dernière tentation du Christ
1987: Bad (court-métrage)
1986: La Couleur de l’argent
1985: After Hours
1980: Raging Bull
1978: The Last waltz Réalisateur
1977: New York, New York
1976: Taxi Driver
1974: Alice n’est plus ici
1974: Italianamerican (moyen-métrage)
1973: Mean Streets
1972: Bertha Boxcar
1970:Street Scenes
1967: Le Grand rasage/The Big Shave (court-métrage)
1967: Who’s that Knocking at My Door
1963: What’s a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This? (court-métrage)
1959: Vesuvius VI (court-métrage)