« Dark Academia » : une esthétique « scolaire » ?

C’est peu dire que faire un bilan de l’année 2020 finissante risque de s’avérer compliqué dans beaucoup de domaines. Comment faire une liste des meilleurs œuvres culturelles du moment quand la plupart des lieux consacrés ont du fermer leur porte à cause d’une pandémie qui oblige encore tout le monde à vivre au ralenti. Mais la culture ne fut pas la seule à se retrouver prise en défaut devant la subite immobilité d’un monde ne jurant que par la vitesse et la transmission d’informations. Mais  l’école trouve toujours son chemin, parfois de manière surprenante. Elle s’est donc rappelée au bon souvenir des étudiant(e)s de l’autre côté de l’atlantique sous des atours « esthétiques »: le Dark Academia.

Si le journalisme international a, une fois de plus, pu compter sur l’extrême serviabilité des politiciens pour leur servir des articles croustillants, le « quatrième pouvoir » n’en fut pas moins contraint à l’inertie, du moins dans les premiers jours des premiers confinements. De quoi pouvait-on parler d’autre que de ce « connard de virus » ? À force d’en parler, avait-on vraiment quelque chose à en dire ? Et puis finalement, est-ce que le public, passée la stupeur des premiers jours, n’avait-il pas besoin d’entendre un autre son de cloche ? En France, nous avons eu les « journaux de confinements » de quelques célébrités bénéficiant encore du privilège de l’ennui, mais rassurons-nous, le reste du monde occidental aussi. Toutefois, de l’autre côté de l’Atlantique, nous avons saisi un frémissement. Il aura suffit d’un article du New-York Time (le 30 juin 2020) pour ouvrir la brèche, avec un titre étrange : « Academia lives – on Tik Tok ».

Selon Kristen Bateman (autrice de l’article donc), une nouvelle tendance serait apparue sur le réseau social préféré des adolescent(e)s, Tik-Tok. Alors que les écoles et les universités fermaient dans le monde entier, de jeunes hommes et femmes se filmaient en se revendiquant de la « Dark Academia Aesthetic ». Si l’on suit la définition, offerte par les amateurs eux-mêmes, celle-ci serait « une esthétique centrée sur l’université, l’écriture, les arts, l’architecture classique et gothique, la nostalgie romantique et la mort » (merci Wikipédia). Présenté comme cela, forcément, difficile de voir ce que cela peut donner, car la définition, en plus d’être large, n’évoque pas grand-chose. Le plus rapide serait-donc de taper « Dark Academia » dans Youtube, Tik-Tok ou Tumblr, et de laisser les images défiler pour se faire une idée globale. Mais pour résumer, nous pouvons trouver un certain nombre de vidéos où les utilisateurs et utilisatrices se mettent en scène dans des décors « évoquant » la douce austérité des études supérieures. On s’installe au coin d’une fenêtre, ou à une table en bois verni avec son édition originale d’Ulysse de Joyce, dans une tenue savamment étudiée pour faire comme si la mode ne nous intéressait pas. C’est l’occasion de ressortir ce merveilleux gros pull en laine qui gratte (et aussi Ulysse de Joyce que personne n’a vraiment lu mais tout le monde fait comme si). Bref, de se donner l’air « académique », c’est à dire intelligent et cultivé, appréciant les choses simples comme À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Pour Bateman, il semble évident qu’un éloignement forcé des milieux scolaires et universitaires ait servi d’accélérateur au développement de cette « culture souterraine ». Par un paradoxal besoin de ne pas se couper des études, une certaine jeunesse met en scène celle-ci, l’accordant parfois à ses fantasmes. Néanmoins cette « nouvelle tendance » ne peut émerger sans son lot de questions qu’il serait judicieux de se poser. Grosso modo : de quoi parle-t-on vraiment lorsque les mots « Dark Academia » apparaissent dans notre champ de vision ?

Quelques problèmes « d’esthétique » ?

Le terme « aestetic » (esthétique) largement utilisé par les amateurs de cette sub-culture est déjà, à bien des égards, ambivalent. En français, et dans son acceptation européenne, « l’esthétique » renvoie surtout à une discipline philosophique qui engage la perception du beau (ou son envers) dans le champs des arts. Mais le terme anglo-saxon possède aussi une sous-définition plus terre à terre. Aestetic peut désigner « un ensemble de principes sous-tendant la création d’un artiste ou un mouvement artistique ». Nous pouvons donc parler d’une Cubic Aestetic (« esthétique Cubiste ») pour évoquer les peintres comme Picasso et Georges Braque, certaines sculptures de Raymond Duchamp-Villon, voire en littérature avec le recueil Alcools de Guillaume Apollinaire (publié en 1913). Aestetic ne désigne donc pas un genre, comme dans le sens où nous l’utilisons au cinéma (horreur, fantastique, science-fiction) mais un « ensemble » de motifs particuliers, facilement identifiables et permettant de rabattre les œuvres dans diverses cases. Il existe ainsi un genre, le film d’horreur, cantonné à son média (le cinéma) et une « esthétique de l’horreur » qui dépasse justement le champ restreint des pratiques artistiques isolées les unes des autres (littérature, cinéma, télévision, peinture). Tout cela revient finalement au même : il s’agit avant tout d’une question de perception par le public. Dans le cas qui nous intéresse ici, quels sont les éléments constitutifs du « Dark Academia » ? Tels des étudiant(e)s suant à grosses gouttes sur une dissertation, séparons d’abord les deux termes.

« Academia » renvoie directement au monde « académique » ce qui, dans une pensée occidentale, évoque les études supérieures : le lycée (éventuellement le collège) et l’Université. Se pose alors le problème de définir des équivalents esthétiques, donc visuels, à cet univers qui ne se démarque pas vraiment par des éléments identifiables. Il ne suffit pas de se filmer dans un CROUS pour faire « academic ». Une analyse rapide de la masse de contenu disponible sur le sujet renvoie à une certaine image de la vie estudiantine, que nous pourrions placer dans une bulle temporelle allant des années 1930 aux années 1940, même si le XIXe et les années 1960-1970 ont, à l’occasion, droit de cité. Les « Dark academist » portent donc des vestes en tweed, des souliers en cuir, des pulls à col en V et même des cravates. Les livres anciens sont préférés aux liseuses électroniques. On écoute du jazz sur un vieux tourne-disque à pavillon. Lorsque l’on n’est plus seul pour lire ou étudier, on se rassemble pour discuter littérature, science ou tout autre sujet intelligent et rationnel. Il convient donc de se mettre en scène dans de fabuleuses bibliothèques ou devant une étagère pleine de gros volumes. Ce qui nous éloigne rapidement de « l’esthétique » des Campus Movies popularisée par le cinéma américain, où les fraternités et les sororités rivalisent de coups bas et de stupidités pour organiser des soirées orgiaques.

Mais qu’évoque donc ce « Dark » sinistre qui précède le mot principal ? Rien à voir avec un éventuel « côté obscur » des études, au sens où pourrait l’entendre un fan de Star Wars ou un amateur de fantasy. « Dark » évoque quelque chose de « sombre » mais qui, dans l’imaginaire qui nous intéresse, nous renvoie plutôt au spleen des romantiques du XIXe. Les amateurs aiment se mettre en scène seul(e)s ou en petit groupes, évoquant les « cercles littéraires », mais certainement pas en une large communauté. Une grande importance est accordée à la mise en scène du « mal-être », de la « solitude » et du « repli sur soi », soit tous les signes très souvent appliqués à l’intellectualisme. Vu comme cela, il n’est pas étonnant de voir dans les noms illustres les plus souvent cités des personnages sombres et torturés tels Charles Baudelaire, Oscar Wilde, Ernest Hemingway ou encore Howard Philip Lovecraft. Curieusement, dans toutes les œuvres littéraires citées comme influences, on ne trouve nulle trace de Martin Eden, qui décrit pourtant un personnage issu de la classe populaire, fasciné par les milieux littéraires et faisant preuve d’une grande intelligence pour s’y hisser. Peut-être parce que le roman de Jack London est, dans le fond, assez ironique, renvoyant la culture bourgeoise à ses propres contradictions.

Visuellement, cela se traduit pas des choix esthétiques portant plutôt vers les couleurs sombres, ou ternes. Les vêtements sont noirs, gris, marron ou, si vraiment vous vous sentez badins, jaune moutarde. Les lieux, dans une pure tradition romantique, doivent avoir l’air anciens. Seront donc favorisées les architectures néo-gothiques, comme les Universités de l’Ivy League (Harvard ou Yales) ou éventuellement les vieux immeubles ouvriers des années 1930.

Le goût des choses « simples »

En creusant la question des origines, deux œuvres reviennent systématiquement dans la bouche des amateurs : le film Dead Poet Society (Le cercle des poètes disparus) de Peter Weir sorti en 1989, et le roman The secret History (Le maître des illusions) de Donna Tartt, publié en 1992. Inutile de présenter le premier. Le second est en revanche un roman culte chez les jeunes lecteurs outre-Atlantique, mais quasi inconnu dans nos contrées. L’intrigue suit le chemin semé d’embûches d’un jeune californien qui tente de se faire une place dans une université très élitiste en rejoignant un club très fermé sous la coupe d’un mystérieux professeur de lettres. Derrière les murs de l’Université, le jeune homme découvre alors un monde de manipulations, de chantages et de meurtres, mais la dimension très noire du roman n’a pas empêché celui-ci de faire l’objet d’un véritable culte dans le monde étudiant outre-Atlantique. S’il nous faut chercher un socle, c’est donc sûrement du côté de Donna Tartt (qui écrit assez peu) et sa manière très personnelle de mettre en scène un récit sombre mettant en avant de jeunes gens cultivés et très intelligents. Mais cette fascination pour le morbide qui pose quelques problèmes. La qualité du roman de Tartt n’est pas remise en cause, mais sa réception interroge tout de même : d’où vient cette fascination pour les comportements marginaux, à la limite de la légalité, voire sautant carrément le fossé de la morale ? Nous pouvons rappeler que mettre en scène des personnages en apparence « bien sous tous rapports » adoptant finalement des comportements déviants reste un « vieux truc » narratif dont le Dark Academia n’a pas l’exclusivité. N’importe quel polar fonctionne sur le même registre, sans pour autant prendre place dans un campus.

Donc si The secret History fait office de référence, il convient de noter que toutes les œuvres cités sur les forums concernés n’entrent pas forcément dans le registre « morbide ». Pêle-mêle, les références vont de la littérature classique et gothique au cinéma parfois (même souvent) le plus mainstream. À la suite de Dead Poets Society, nous trouvons presque l’intégralité des films se déroulant dans un pensionnat au règlement plus ou moins strict, de Suspiria de Dario Argento à Harry Potter. Viennent aussi des citations plus étonnantes comme Seven de Fincher, Little Women (Les quatre filles du Dr. March), les adaptations de Jane Austen, la Nouvelle Vague française ou encore les films de monstres de la Universal. A partir de ces listes un peu fourre-tout, il est possible de dégager deux motifs principaux : un intérêt pour les sociétés élitistes révolues et une fascination pour l’intelligence, prise dans sa définition la plus large, sans véritable nuance. Ainsi les biopics portant sur des auteurs (Genius de Michael Grandage – 2016) ont également les faveurs des Dark Academist, tant qu’ils présentent un personnage brillant et assailli par ses démons intérieurs. Ce qui fait donc de Mank (David Fincher) une œuvre qui fera sûrement date dans ces cercles d’amateurs.

Pour l’article du New York Time, le Dark Academia n’en serait encore qu’à l’état embryonnaire, même s’il est toujours difficile de dater précisément l’apparition d’un mouvement esthétique. Au pire, il pourrait tout simplement s’agir d’une mode passagère que l’on oubliera vite, emportant dans sa chute cet article et ses tentatives de théorisation fumeuse. C’est la vie. Toutefois, et c’est peut être ce qui fait la force évocatrice de cette esthétique, nous avons tous en tête des images évoquant les vieux pensionnats anglais ou les campus élitistes américains. Contrairement aux cubistes ou aux expressionnistes allemands, qui avaient tout à inventer pour se faire comprendre, le Dark Academia dispose déjà d’une base de références solides qu’il est possible de convoquer rapidement pour expliquer ses intentions. Inutile de remonter jusqu’à The secret History quand presque tout le monde a vu Harry Potter et s’est surpris à rêver de recevoir un jour sa lettre d’admission à Poudlard. Il suffit de voir le nombre de fans revêtant avec plaisir l’uniforme de l’école de sorcellerie dans les conventions et posant au côté de Super-Héros pour comprendre que cette imagerie d’une scolarité rétro possède une force de fascination non négligeable. De plus, Hollywood n’a pas attendu que des aficionados de la cravate rayée inventent un terme spécifique pour proposer un certain nombre de films autours des univers clos des pensionnats et des universités privées, ou même exalter la puissance intellectuelle des grands hommes (et quelques femmes). Il en va donc de la « survie » de cette culture de s’ouvrir vers des horizons plus larges pour attirer de nouveaux adeptes. Peut être qu’Hollywood suivra le mouvement, ou peut être que celui-ci est déjà bien avancé.

Autre point important : contrairement à d’autres champs esthétiques marqués, comme la fantasy médiévale, le Dark Academia peut aussi apparaître comme « inclusif » dans une certaine mesure. Parmi les œuvres cités, un certain nombre laissent une place de choix au personnage féminin, et l’intelligence supérieure ne semble pas se confronter à une barrière genrée. D’un côté les figures masculines délaissent cette sur-virilité parfois envahissante qui jalonne les œuvres de Fantasy ou les films d’actions, pour une posture plus élégante qui se présente par le vêtement. De l’autre les figures féminines (Jo March, Hermione, Claire Fraser dans Outlander) dénotent une certaine force de caractère, expression de leur indépendance. Même dans l’univers exclusivement masculin de Dead Poet Society, c’est la poésie, donc une sensibilité rejetée en bloc par l’institution, qui catalyse l’émancipation des élèves. Les relations homoérotique y trouvent aussi leur place, même si désirer créer une mode qui se veux inclusive tout en se référant à des périodes finalement extrêmement genrées n’est pas le moindre de ses paradoxes. Il n’échappera à personne que dans la plupart des œuvres citées, les filles restent tout de même en jupe et les hommes en pantalons. Le Dark Academia se définit avant tout par une forme « d’élégance », où même la violence se pare des atours les plus chics, dans la droite lignée des poètes romantiques. Bref, le fantasme d’un monde révolu où les codes (vestimentaires et sociaux) apparaissaient plus lisibles et moins chaotiques.

Ce regard en arrière a évidement un nom : le « rétro ». Tout au long du XXe siècle et au début du XXIe, des groupes ont toujours regardé en arrière avec envie, imaginant que la vie devait être plus belle pour la génération précédente. C’est d’ailleurs le message ironique de Midnight in Paris (2011) de Woody Allen, auteur vénéré par les Dark Academist. L’intellectuel (Owen Wilson) fasciné par les années 1920 remonte le temps et rencontre une jeune femme (Marion Cotillard) elle-même rêvant de revivre « la Belle Epoque ». Par le même jeu de voyage temporel, le couple rencontre alors Toulouse Lautrec, Gauguin et Degas, qui eux-mêmes estiment que la meilleure époque est la Renaissance italienne. Nous avons tous vécu la même chose récemment avec les années 1980, considérées comme un « Age d’or » de la culture pop par des productions dispendieuses (Guardians of the Galaxy, Stranger Things etc).

Toutefois, le choix très particulier d’un contexte académique comme ligne de fuite ne peut être qu’analysé en opposition à l’autre esthétique majeure des années 2000-2010 : le high-tech. Ironiquement, c’est sur les réseaux sociaux que les premiers remous du Dark Academia ont été repérés. Les amateurs utilisent massivement Tik-Tok, Tumblr et Youtube pour diffuser leurs créations et leurs mises en scène « rétro-chic ». Des outils récents développés par de nouveaux héros des nouvelles technologies, Mark Zuckerberg ou Steve Jobs en tête. Or, dans un besoin de rameuter les foules, tous ces « golden boy » affichaient une esthétique « casual », en total opposition à l’image un peu ringarde du trader de Wall-Street se pavanant dans des costumes coûtant trois fois le salaire mensuel moyen d’un ouvrier. Au détour des années 2000, Steve Jobs démocratise la mise en scène du patron « cool » dans des keynote millimétrées, apparaissant sur scène en jean, basket et col roulé. Mark Zuckerberg fera de même, ne lâchant jamais son hoodie (pull à capuche). Tout cet étalage d’ethos populaire n’avait qu’un but à peine dissimulé : faire oublier que les géants de la tech sont pour la plupart de purs produits de l’Ivy League ayant fait leur cursus dans des écoles privées et des universités très sélectives (Reed pour Jobs, Harvard pour Bill Gates et Zuckerberg).

Le storytelling est en marche, et pour viser le public le plus large, il convient d’insister plutôt sur une dimension autodidacte, d’affirmer que l’on s’est construit tout seul, en restant discret sur le milieu plutôt aisé d’où l’on vient. Ces nouveaux codes visuels entendent bien évidement « ringardiser » les anciens pour marquer le coup. S’afficher en jean et basket devant des actionnaires aurait été impensable quelques années auparavant, maintenant c’est le costume-cravate qui devient démodé et dans la foulée, l’institution scolaire est mise au ban de ce nouveau « cool ». Le but n’est pas d’avoir l’air « stupide », mais de minimiser grandement l’importance des études et de l’éducation dans le développement personnel. Comme par hasard, les biographies de Bill Gates, Steve Jobs, Zuckerberg ou même Elon Musk laissent une place non négligeable à une vision sinistre du système éducatif : tous sont tellement intelligents que fatalement ils s’ennuient sur les bancs de l’école et de l’université. Tous auraient plus ou moins quitté avec fracas leurs cursus qui ne leur apportaient rien, pour se lancer tout seuls dans la jungle des nouvelles technologies, seulement armés d’une vision et d’un très gros cerveau.

On remarquera que leurs premières actions semblaient justement focalisées sur l’idée de mettre l’école au placard : finies les encyclopédies poussiéreuses, voici Wikipédia. Jetez vos livres, achetez des liseuses. Et plus besoin de cours magistraux quand toute la connaissance du monde peut être stockée sur le disque-dur d’un ordinateur, et transmise à l’aide de logiciels.

2018 signe un peu la fin de ce fantasme. Facebook, Twitter, Wikipédia et l’informatique démocratisée au plus grand nombre font parti du paysage, mais tout cela cache quelque chose de louche. Le scandale Facebook-Cambrige Analytica révèle que la sécurisation des données par le géant des réseaux sociaux n’est pas du tout au point et des millions de profils d’utilisateurs se baladent dans la nature, vendus par paquets à des agences de publicités ou des organismes politiques. Mark Zuckerberg doit se présenter au Congrès pour s’expliquer et, à la surprise générale, apparaît en costume-cravate. Changement d’image pour un homme qui n’est plus en position de force, devenant soudainement l’objet de moqueries dans la presse, qui s’amuse de son « « I’m sorry » Suit » (« costume « je suis désolé » »). C’est peu dire que l’image du self-made man qui entendait émanciper le monde d’un système éducatif vieillot vu comme un vestige du passé, en a pris un sacré coup dans l’aile.

Fin de la parenthèse techno-cool et retour à une esthétique retro exaltant l’intelligence non plus comme un don du ciel (même si quelques facilités sont toujours utiles) mais comme le résultat d’un travail de longue haleine entre les murs d’une bibliothèque. Paradoxalement, les golden boys de la tech ont été les meilleurs alliés du système éducatif en le rendant à nouveau « cool » par leurs erreurs de jugement. Peut-être que s’il n’avaient pas claqué trop vite la porte de l’université, ils auraient pu apprendre deux ou trois choses utiles, comme la philosophie ou le sens moral… Mais ne crions pas victoire trop vite. Dans le groupe très fermés des imbéciles non-essentiels, nous pouvons toujours compter sur la sagacité des ministres de l’Éducation, et de la Recherche, pour continuer à avaler les couleuvres de la Silicon Valley et croire que les cours à distance sont l’avenir et que cent cinquante euro peuvent permettre d’acheter un ordinateur.

Le passé, c’est l’avenir !

Le Dark Academia n’est toutefois pas l’académisme, comme l’habit n’est pas le moine. Cette tendance qui voit de très jeunes gens parcourir les friperies pour recomposer une garde robe que n’auraient pas reniée leurs arrière-grands-parents a quelque chose de charmant, bien que l’idée ne soit pas nouvelle. Mais comme toute esthétique naissante, celle-ci manque encore un peu de lignes idéologiques ou politiques claires. Pour l’instant, difficile de dire si les amateurs se placent plutôt à gauche ou à droite, comme il a fallu plusieurs décennies pour se rendre compte que l’Heroic Fantasy ou la culture geek pouvaient être des terreaux fertiles à quelques idéologies nationalistes, voire carrément racistes. Alors que quelques youtubeuses mode s’emparent du phénomène pour résoudre les interrogations insolubles du monde universitaire, tel « comment accorder une veste en tweed et un pantalon en velours côtelé ? », posons tout de suite quelques problèmes qui pourraient se poser à l’avenir.

Bien que ses défenseurs affirment vouloir créer un espace esthétique « inclusif » où l’intelligence et la rigueur seraient les seules valeurs cardinales, quelques critiques sont déjà apparues. Premièrement, cette fascination pour l’intellect range tout de suite l’ensemble dans un élitisme qui gâte un peu le tableau. Les sciences sociales ont déjà sauté le pas, en affirmant que « l’intelligence » ne dépendait pas tant de capacités innées que d’un environnement favorable permettant son développement. Grosso modo, un enfant issu d’une classe aisée aura sûrement plus de facilités à s’y retrouver dans cette esthétique qu’un autre issu d’une classe populaire. La définition très floue de l’intellect n’aide pas vraiment, mais permet de manière un peu roublarde de ne pas trop poser de barrières. Après tout, tout le monde s’accorde pour dire qu’Hermione est très intelligente, mais beaucoup moins se mouillent pour affirmer que Harry n’est clairement pas une flèche, ne comptant que sur l’intrigue pour lui apporter des capacités sorties de nulle part. Pourquoi est-il capable de produire un patronus dès la troisième année, sort pourtant présenté comme très difficile par son professeur ? Parce que c’est comme ça, et donc il doit être très intelligent ce petit sorcier, quand bien même il passe ses examens avec la mention « passable » et sèche la moitié des cours pour faire n’importe quoi. C’est en posant ce genre de question agaçante, que l’on fissure la cohérence d’un univers de fiction. Mais nous ne sommes pas là pour démontrer la faiblesse du volet social dans l’univers de J.K Rowling, car nous n’avons pas le temps. Notons quand même que le premier vrai pouvoir d’Harry, c’est d’être blindé aux As parce que ses parents, avant de se faire assassiner, ils avaient un vrai travail, eux ! Le Dark Academia serait-il un délire de riches ?

Autre problème, l’aspect définitivement genré, séparant esthétiquement et idéologiquement garçons et filles, pour la simple raison que les amateurs semblent trouver plus joli une fille en jupe ou en robe et un garçon avec une cravate. Une représentation binaire qui, si elle inclut quelques personnages « marginaux » (la femme androgyne), est fatalement liée à cette fascination pour des époques plus connues pour leur conservatisme. Le même problème s’est souvent posé avec l’Heroic Fantasy et ses lacunes dans la représentation des personnages féminins, longtemps cantonnés à des rôles de princesses. Les années 1930-1940 sont rarement cités comme des « âges d’or » sur les questions sociales et les droits des minorités. Mais même lorsque que l’on pousse un peu plus loin, dans les années 1960, les mouvements hippies, flower power ou anti-racistes (les Black Panthers par exemple) sont plus souvent mis de côtés, et l’esthétique conservatrice prend la relève, comme nous pouvons le voir sur Netflix, avec sa nouvelle adaptation de The Queen’s Gambit (2020). Si la série aborde le sujet d’une femme évoluant dans un monde d’homme (les échecs) et insiste sur l’intelligence de son personnage, les costumes marquent tout de même très clairement son genre, et nous pouvons même supposer que ce jeu sur l’élégance retro a très clairement joué en faveur d’une série qui est rapidement devenue un phénomène. En général, les questionnements sur la transidentité ou la non binarité, par exemple, semblent quelque peu laissés de côté et les Dark Academist semblent rester prudents sur ce terrain, se gardant bien d’affirmer une ligne plutôt qu’une autre. Ni pour, ni contre, bien au contraire, pourrait-on dire.

Mais de ce conservatisme de façade découle un autre problème de représentation. La fascination pour une esthétique « européenne », celle des grandes universités ou des villes historiques (Édimbourg semble très appréciée des instagrameur(euse)s), attire ainsi quelques commentaires moqueurs. Dans son article « Dark Academia : The toxic paradigms promoted by a Dark Academic aesthetic » publiée sur un blog universitaire, l’étudiante Tavi Krishnakumar pointe du doigt cet « eurocentrisme », notamment sur le terrain vestimentaire, notant que les vestes en tweed, les chaussures cirées et les long manteaux paraîtraient totalement saugrenus dans un pays avec un climat chaud, mais que même dans une partie du globe où de tels vêtement serait portables, toutes les bourses n’y ont pas accès. L’argument « friperie » ne tient pas la route selon elle, car de tels accessoires restent cher, même de seconde main. En bref, le Dark Academia reste essentiellement une esthétique « blanche », ou « wasp » pour les américains. Une forme d’appropriation culturelle inversée, où la classe aisée et cultivée (donc dominante) décide de marquer plus encore ses spécificités culturelles. Pas besoin d’être champion de ski pour voir à quel point la pente est glissante. Pour Tavi Krishnakumar : « J’attends encore les portfolios qui mettent en avant des personnes non-blanches, en surpoids, ou avec des handicaps visibles […] la communauté doit pouvoir contenter les besoins de représentation de ceux qui ont toujours été laissés de côté du récit mainstream ». Sinon, le Dark Academia ne serait plus qu’une autre extension d’une culture de masse, préférant fantasmer les dominants du passé que s’intéresser aux dominés d’aujourd’hui. Tout est politique, surtout l’esthétique.

Enfin, pour finir sur une note plus gaie, une dernière question se pose, comme pour chaque obsession vintage : en reproduisant un passé fantasmé de manière obsessive, n’existe-t-il pas un risque de perdre toute connexion avec le présent ? Si quelques cinéastes comme Wes Anderson s’amusent sciemment à mélanger les époques pour créer des univers particulier, d’autres productions en viennent à nous faire douter de ce que l’on regarde. Comme par exemple cette bande annonce de My Salinger Year du québécois Philippe Falardeau, prévu pour 2021 en France. Racontant l’aventure d’une jeune assistante d’édition qui retrouve la trace de l’écrivain J.D Salinger (auteur de l’Attrape-coeurs décédé en 2010), le film semble cocher toutes les cases du Dark Academia : goût pour la littérature, admiration d’une figure d’intellectuel torturé (l’auteur) et une esthétique rétro-chic du meilleur goût. À ceci près que celui qui écrit ces lignes a dû vérifier le synopsis à côté pour comprendre que l’intrigue prenait place en 1995, alors qu’il supposait une histoire de voyage temporel à la manière de Midnight in Paris. Peut-être que la mode des années 1990 semble moins cinématographique et élégante que le chic des génération précédentes, mais le choix esthétique semble se faire au détriment de toute vraisemblance. Un comble pour un film autour d’un auteur majeur qui avait justement réussi à capter l’air de son époque (les années 1950) et les désillusions de la jeunesse de son temps.

Parfois, il convient de prendre un peu de recul, surtout au sujet de ses fantasmes.

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Redacteur LeMagduCiné