C’est un duel qui appartient à l’histoire, « le combat du siècle » : The Rumble in the Jungle (littéralement « le combat dans la jungle ») opposa Mohamed Ali et George Foreman au Zaïre pour le titre de champion du monde de boxe, catégorie poids lourds. Chez Dupuis, le photojournaliste Abbas, le scénariste Jean David Morvan et le dessinateur Rafael Ortiz en restituent les enjeux dans un album à la lisière du photoreportage et du roman graphique.
Sur la forme, il y a peu à redire. Les vignettes dessinées en couleurs cohabitent avec d’autres en noir et blanc ou avec des photographies inédites du photojournaliste Abbas, le tout sur des planches élaborées avec soin et originalité. La poésie du dessin le dispute à la rigueur ou l’âpreté de la photographie, sans que leur alternance vienne jamais gêner la lecture. Les deux arts de l’image s’enrichissent là où d’aucuns auraient pu craindre qu’ils ne se parasitent. Mohamed Ali, Kinshasa 1974 n’en est que plus intéressant : la mise en parallèle du travail d’Abbas et de Rafael Ortiz procède par similitude et détachement. Les individus et les situations se ressemblent, mais ce qui s’en dégage diffère. Au réalisme clinique d’un appareil de prise de vues répondent les traits fins d’un dessinateur qui interprète et remodèle les faits.
Sur le fond, l’album s’avère instructif. Non seulement Jean David Morvan expose une partie de la jeunesse de Mohamed Ali et George Foreman, mais il contextualise surtout le combat. Mohamed Ali est une figure controversée, animée d’un fort sentiment d’identité, inquiétée aux États-Unis pour son refus de combattre au Vietnam et très commentée du fait de ses liens avec Malcolm X ou Elijah Muhammad. Au moment de défier George Foreman, il a la peur au ventre, mais multiplie pourtant les provocations. Son adversaire, à qui il entend reprendre le titre de champion du monde poids lourds, est perçu négativement au Zaïre, où se déroule le combat. Il fait l’erreur d’y emmener son chien, alors que l’animal est considéré comme un symbole du régime colonial. Son discours diffère considérablement de celui de Mohamed Ali : là où il vante l’Amérique et ses opportunités (malgré une enfance difficile dans un ghetto de Houston), l’objecteur de conscience converti à l’islam sunnite n’avait pas hésité, quelques années plus tôt, à rappeler qu’« aucun Vietcong ne l’a jamais traité de nègre ». Les Zaïrois ont fait leur choix : ils acclameront le rebelle Ali plutôt que l’implacable Foreman.
Ces deux personnalités ne sont pas les seules à faire l’objet de l’attention de Jean David Morvan. Donald King, qui a chèrement vendu le combat à Joseph Mobutu sur fond d’indépendance et de fierté nationale recouvrées, est présenté pour ce qu’il est : un ancien bookmaker coupable de meurtres devenu organisateur d’événements lucratifs. Si le combat eut lieu dans l’ancien Congo belge, ce n’est pas un hasard et cet album l’explique de manière claire et concise. De même, les provocations de Mohamed Ali ne furent pas gratuites : elles ont contribué à exaspérer et lasser un adversaire plus puissant que lui. Les commentaires inspirés par Abbas s’avèrent à cet égard précieux : ils narrent la manière dont Ali a toisé et moqué Foreman pendant toute la durée du combat. Graphiquement et scénaristiquement réussi, Mohamed Ali, Kinshasa 1974 comporte en outre un appendice racontant sa genèse et la collaboration de Jean David Morvan avec l’agence Magnum Photos. Le lecteur y trouvera également les vingt planches inutilisées dessinées par Horacio Altuna, initialement pressenti sur le projet.
Mohamed Ali, Kinshasa 1974, Abbas, Jean David Morvan, Rafael Ortiz
Dupuis, juin 2020, 136 pages