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« Mémoires de Gris » : tragédie médiévale

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans Mémoires de Gris, Sylvain Ferret échafaude une fresque médiévale où se mêlent violence, mysticisme et quête de liberté. À travers le retour du chevalier Pierre de Brume et son lien avec Marion, guérisseuse au passé complexe, ce roman graphique plonge le lecteur dans un univers marqué par la misère et les révoltes populaires, mais également habité par une poésie sombre où chaque personnage, loin des clichés, lutte pour survivre dans un monde brutal et désespérément humain.

Sylvain Ferret met en vignettes un Moyen Âge d’une âpreté rare, où règnent la misère et l’oppression. La région de Gris, frappée de taxes exorbitantes, est l’épicentre de tensions sociales prêtes à éclater. Les plus vulnérables n’ont d’autre choix que d’obéir à ceux qui les gouvernent, fût-ce en dépit du bon sens. Contrairement aux récits de fantasy traditionnelle, Mémoires de Gris évite tout manichéisme : il n’y a ni héros ni tyrans clairs, mais plutôt une humanité en proie aux doutes et aux contradictions. La violence n’est pas glorifiée, elle s’assimile à un mal nécessaire, un héritage impossible à fuir pour les personnages, notamment Pierre de Brume, dont la quête de liberté et d’émancipation guerrière s’effrite face aux chaînes de la destinée et aux attentes de son rang.

Chevalier taiseux et torturé, ce dernier revient des croisades marqué par la mort. Il est rappelé à la vie par Marion, la guérisseuse qu’il avait autrefois abandonnée. Leur relation complexe, bâtie sur un amour brisé et des rancœurs tenaces, constitue le cœur émotionnel du récit. Indépendante et à contre-courant, Marion est perçue comme une sorcière par ses pairs ; elle tire sa force d’une liberté acquise au prix de secrets inavouables. Ce duo mal assorti, indexé à des souvenirs douloureux, n’est sans tensions entre passé et présent, entre liberté et poids des traditions. Sylvain Ferret l’effeuille peu à peu, en distillant des flashbacks au fil de l’histoire, révélant progressivement le passé de ces deux âmes écorchées. 

La forêt de Malvern, personnage à part entière, apparaît dans l’album comme le refuge des laissés-pour-compte, de ces opprimés qui trouvent là un espace pour survivre, et se rebeller. C’est un peu comme si Robin des Bois se nantissait d’une noirceur médiévale inexpiable. Enclave de résistance, la forêt est pour les uns sanctuaire, pour les autres piège mortel. Le fantastique s’immisce dans ce cadre peu avenant, ajoutant une couche supplémentaire de complexité à un récit particulièrement dense, caractérisé par une palette terne et brumeuse, qui accentue l’ambiance mélancolique du récit.

Mémoires de Gris donne à voir un monde singulier, oppressant, dénué de fantaisie mais gorgé de résilience. Sylvain Ferret réussit le pari de raconter une histoire complexe, où les destins s’entrelacent et se heurtent, où l’amour et la haine cohabitent en un fragile équilibre. En choisissant de montrer des personnages ambivalents – simplement humains – dans leurs faiblesses et leurs aspirations, il construit une tragédie médiévale où le désir de liberté s’oppose constamment aux implacables lois qui régissent la société. Du grand art.

Mémoires de Gris, Sylvain Ferret
Delcourt, octobre 2024, 240 pages

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