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« #J’accuse » : l’affaire Dreyfus portée en bande dessinée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans #J’accuse, publié aux éditions Delcourt, Jean Dytar livre en hachures et noir et blanc une affaire Dreyfus perçue à partir de sources diverses (coupures de presse, témoignages, extraits littéraires…) et volontairement remplie d’anachronismes (certaines citations deviennent par exemple des tweets qu’on like ou partage et auxquels réagissent des tierces personnes).

En janvier 1898, l’écrivain Émile Zola publie en première page du quotidien parisien L’Aurore une lettre ouverte adressée au président de la République Félix Faure et intitulée « J’accuse ». Quatre années après la condamnation polémique du capitaine Alfred Dreyfus pour avoir prétendument livré aux Allemands des documents secrets, l’affaire continue de faire grand bruit et de diviser la France. L’auteur français, passé à la postérité pour des œuvres telles que L’Assommoir ou Germinal, y écrit notamment ceci : « Qu’un homme ait pu être condamné sur cet acte, c’est un prodige d’iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur coeur bondisse d’indignation et crie leur révolte, en pensant à l’expiation démesurée, là-bas, à l’île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime ; on n’a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime ; il va parfois dans son pays d’origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime ; il ne se trouble pas, crime ; il se trouble, crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide! On nous avait parlé de quatorze chefs d’accusation : nous n’en trouvons qu’une seule en fin de compte, celle du bordereau ; et nous apprenons même que les experts n’étaient pas d’accord, qu’un d’eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu’il se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. »

Il faudra attendre 1906, soit douze longues années, avant que le capitaine Dreyfus ne soit enfin innocenté. Durant cette période, l’affaire a régulièrement fait les gros titres des journaux, opposant dreyfusards et antidreyfusards avec un systématisme, une obstination et des passions rarement réitérés depuis. Le #J’accuse de Jean Dytar, présenté dans un somptueux coffret aux dimensions de 21 x 27 x 4,3 cm, invite le lecteur à se replonger au cœur d’une affaire symptomatique de son temps. S’appuyant sur des extraits de journaux ou de livres, des citations et des témoignages, cet album entièrement conçu en noir et blanc prend le pouls de la France de la fin des années 1890 et du début des années 1900, une époque où l’antisémitisme avait le vent en poupe (voir Édouard Drumont et son journal La Libre Parole qui claironnaient « La France aux Français ! »). Le contexte est évidemment primordial pour qui entend appréhender avec justesse les tenants et aboutissants de la condamnation d’Alfred Dreyfus. Jean Dytar l’a compris et il s’emploie à donner la parole à chaque camp tout en radiographiant sans ambages les antagonismes liés à l’affaire. C’est ainsi que l’on lira successivement Mathieu Dreyfus, le commandant Forzinetti, Georges Clemenceau, Émile Zola, Bernard Lazare, Gaston Méry, Édouard Drumont, Henri Rochefort ou encore Auguste Scheurer-Kestner. On assistera aux débats par journaux interposés, à une intelligentsia divisée, aux tribunaux encerclés de badauds antisémites…. Au bout du compte, l’erreur judiciaire apparaît doublée d’un complot politico-militaire. Les tenants de la raison se sont opposés aux auxiliaires de la passion (souvent antisémite).

Le cas Dreyfus entre étonnamment en résonance avec l’ère contemporaine. La désinformation, l’appel au pathos plutôt qu’au logos, le racisme, la désignation de bouc émissaire, les manipulations de l’opinion publique n’ont pas disparu plus d’un siècle plus tard. Au contraire, la caverne platonicienne – selon laquelle les individus sont guidés par des ombres et des échos – semble désormais en prise directe avec des réseaux sociaux de plus en plus populaires et utilisés à des fins d’information. Cet état de fait n’est pas étranger à la volonté de Jean Dytar de décliner l’affaire Dreyfus sous forme de bande dessinée. Assimilé à la « haute juiverie », reconnu coupable de haute trahison en l’absence de preuves concluantes, réhabilité très tardivement, après que ses appuis ont été traînés dans la boue (ou au tribunal), Alfred Dreyfus a été la victime expiatoire d’un système corrompu, ébranlé par les prénotions, incapable de mener à bien les missions qui lui incombent. #J’accuse en atteste amplement, dans une démonstration étayée, très documentée, qui dépasse de loin son seul intérêt historique et didactique.

#J’accuse, Jean Dytar
Delcourt/Mirages, septembre 2021, 312 pages

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