En 1994 (du 7 avril au 17 juillet), environ 800 000 Tutsi (estimation ONU) ont été massacrés au Rwanda. Un véritable génocide, car son objectif était l’élimination pure et simple des Tutsi pour laisser le champ libre aux Hutu dans ce pays.
On ne sait toujours pas exactement comment les événements se sont enchaînés, même si l’antagonisme Hutu/Tutsi était latent depuis de nombreuses années. La disparition du président Juvénal Habyarimana dans son avion pris pour cible par des missiles le 6 avril a mis le feu aux poudres. D’où venaient ces missiles ? 25 ans plus tard, le mystère demeure. Quels sont les responsables du génocide et à quel degré ?
Cette BD s’attache à montrer quelques personnes à la recherche de la vérité, dans un esprit de justice et non de vengeance. Les auteurs (Frédéric Debomy, scénariste et Emmanuel Prost, dessinateur) mettent en scène leur parcours pour reprendre une enquête ayant mené à des condamnations. Ils savent que la France a joué un rôle-clé au Rwanda.
Le génocide, 25 ans après
Pourquoi une BD sur cet imbroglio ? Pour faire en sorte que l’oubli ne retombe pas sur des actes ignobles et que de nouveaux moyens permettent de poursuivre la recherche de la vérité, si tant est que ce soit possible. Avec ce recul de 25 ans, la mémoire des acteurs et témoins peut déformer les souvenirs, les faire émerger de façon parcellaire ou bien en occulter une partie. Il faut tenir compte également de l’effet du discours de ceux qui parlent fort. A force de martèlement, même fausses, des affirmations peuvent s’imprimer dans les consciences et produire au moins l’effet du doute. Et qui peut affirmer avec certitude détenir toutes les informations permettant d’accuser telle ou telle personne ? Dans un tel cas, les bourreaux peuvent se cacher derrière un discours de déni très difficile à démonter.
Il faut donc prendre cette BD avec autant de précautions que possible. Il s’est passé tant d’événements importants dans le monde depuis 25 ans que le génocide des Tutsi n’est plus, dans la plupart des cerveaux, qu’un événement parmi d’autres. Les parties concernées sont les mieux à même d’en parler de manière à ce qu’on puisse y comprendre quelque chose. Mais comment faire la part des choses entre les témoignages de bonne foi et le discours de ceux qui déforment des faits pour se disculper ? Ce qui ressort de l’état d’esprit des auteurs, c’est l’ambition de faire émerger la réalité.
Le 13 avril 1994 à Kabarondo
La BD commence par une partie à tendance pédagogique qui permet de situer l’histoire du pays , l’évolution de l’antagonisme Hutu/Tutsi (qui ne sont pas deux ethnies différentes, mais des classes sociales) et l’approche du drame. On suit ensuite les protagonistes dans leur recherche de témoins. Sagement, la BD est centrée sur l’exploration d’un massacre bien précis, à Kabarondo le 13 avril 1994 (3 000 morts dans l’église). Ainsi, on découvre des témoignages qui permettent de se faire une idée de l’ambiance électrique ayant régné pendant 100 jours au Rwanda. Pendant cette période, l’opportunisme a été la règle, encouragé par l’impunité de certaines actions et l’incitation à la haine propagée par certains réseaux. Il semblerait que la situation ait alors échappé à tout contrôle. Sagement aussi, les auteurs explorent un fait isolé pour lequel les protagonistes ont déjà été jugés (jugement prononcé le 6 juillet 2016 à Paris), pour montrer comment la folie humaine peut entraîner des dégâts considérables. Quand il n’existe plus aucune limite, les actions peuvent aller très loin. La bassesse humaine se révèle également lors des enquêtes et procès, quand on réalise la différence monstrueuse entre les témoignages de victimes et la défense de certains bourreaux. Pour se faire une idée de ce qui s’est passé, il existe des témoignages disponibles sur Internet. Libre à celles et ceux qui veulent en savoir plus de faire leurs propres recherches.
Le travail graphique
La BD ne se contente pas de présenter des témoignages. Intelligemment, les auteurs proposent des plages de respiration (planches sans dialogue), montrant l’ambiance dans le pays en 2017. Le calme permet de se faire une idée de l’état d’esprit actuel ainsi que de l’état du pays. Un calme qui justifie la BD, puisque tout apparaît comme s’il ne s’était rien passé il y a 25 ans. Le style graphique convient bien me semble-t-il, même s’il surprend au début. Le trait noir (qui ne recherche jamais la précision de la rectitude) dessine les formes, les visages, etc. La couleur est donnée à l’aquarelle (sauf la dernière planche, à la craie me semble-t-il), avec des nuances bienvenues. On sent essentiellement l’atmosphère de la ville (Kigali) et on devine les conditions de vie. L’ensemble est donc assez réussi et on peut saluer les éditions Cambourakis pour la publication de cette BD sur un sujet ultra-sensible qui peut créer le malaise. Sans tout expliquer, l’album fait œuvre de clarification et incite le public à explorer les pistes ouvertes pour se faire une idée plus complète d’un ensemble complexe. Et, en faisant ce travail d’enquête, la BD évoque des violences sans en montrer, ajoutant à l’effet libérateur de la parole.
Full stop. Le génocide des Tutsi du Rwanda, Frédéric Debomy & Emmanuel Prost
Cambourakis, mars 2019, 80 pages