Avec Érostrate nous découvrons un aspect assez inattendu de la personnalité de Martin Veyron (74 ans en 2024). Ainsi, l’auteur de L’amour propre (ne le reste jamais très longtemps) (1983) et de la série Bernard Lermite (7 tomes) qui aime caricaturer les rapports entre hommes et femmes et encore plus s’amuser du désir qui les rapproche, se montre capable de nous plonger de façon crédible dans l’Antiquité, à partir d’un fait divers de l’époque et de ses conséquences.
Nous voici donc à Éphèse (ville située actuellement en Turquie), à l’époque de l’incendie qui ravagea le temple d’Artémis (déesse de la chasse et de la nature sauvage), désigné également sous le nom d’Artémision. Martin Veyron nous propose une immersion (213 pages) dans la Grèce antique, sachant que cet incendie est réputé avoir eu lieu en 356 avant J.-C. Il faut savoir que le temple en question, construit entre le VIe et le Ve siècle avant J.-C., était alors considéré, par ses dimensions, comme une des sept merveilles du monde antique. Ce que l’album nous apprend (sauf pour les érudits), c’est que l’incendie qui ravagea ce temple a été l’œuvre d’un pyromane qui a revendiqué son acte en disant que son but était d’atteindre une célébrité telle que son nom traverserait les siècles. L’enquête des citoyens grecs chargés de faire la lumière sur ce qui s’était passé piétina car Érostrate ne changea jamais de discours, même sous la menace de la mort réservée à un tel criminel. Par contre, ceux qui le condamnèrent crurent trouver la solution pour faire en sorte que son nom tombe dans l’oubli. Pourtant, force est de constater qu’il nous est parvenu !
Érostrate face à ses juges
Après une sorte de prologue nous montrant Érostrate accomplissant son forfait, puis s’accusant d’en être l’auteur pour se faire arrêter et faire face aux sages d’Éphèse en charge d’instruire l’affaire, le reste de l’album consiste en un récit de la vie d’Érostrate par lui-même, afin d’instruire ceux qui l’écoutent et l’interrompent. Érostrate était un athénien, fils d’un potier qui ne parvenait pas à avoir d’enfant. A tel point que sa femme Théonira considérait que le vrai père de l’enfant n’était pas Pélogène le potier, mais bien le dieu Apollon. C’est pourquoi Érostrate revendique le statut de demi-dieu qui lui convient très bien et s’accorde à son physique. Très tôt donc, Érostrate constate qu’il aime se trouver au centre de l’attention. Mais, devenir acteur ne lui suffirait pas, il veut que son nom reste. Ceci dit, il faut considérer que d’ores et déjà, Martin Veyron brode selon son inspiration, car si le nom d’Érostrate nous est parvenu comme auteur volontaire de l’incendie de l’Artémision, on n’en sait guère plus. La seule information qui reste serait qu’il maintint sous la torture, sa version initiale : par son geste, il voulait passer à la postérité.
Érostrate vu par Martin Veyron
Ce que Martin Veyron imagine est donc l’histoire d’un jeune homme à l’ego suffisamment important pour décider de cet acte extrême, tout en ayant conscience que cela lui vaudrait la mort sur le bûcher. Bien entendu, cela donne matière à réflexion et il est intéressant de noter qu’Érostrate a déjà inspiré une nouvelle à Jean-Paul Sartre, dans le recueil Le mur (1939). Ici, Martin Veyron se montre ambitieux, puisque l’épaisseur de l’album lui permet d’aborder de nombreux thèmes et d’évoquer au passage quantité de personnages dont les noms appartiennent à l’Histoire. Le dessinateur montre une bonne connaissance de la Grèce antique, ce qui lui permet d’élaborer un scénario où des personnages réels comme les philosophes Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 av. J.-C.), Socrate (470-469 av. J.-C. – 399 av. J.-C.), Diogène (413 av. J.C. – 323 av. J.C.) et Aristote (384 av. J.C. – 322 av. J.C.) interviennent d’une façon ou d’une autre, tout en côtoyant des créatures divines ou mythologiques, comme les muses par exemple. Ceci dit, Socrate n’était pas un contemporain d’Érostrate, contrairement aux autres philosophes cités. Ainsi, la Grèce de l’époque était fortement tournée vers la philosophie, qu’on pourrait résumer comme une certaine forme de réflexion de la position de l’homme dans son univers. C’est la raison pour laquelle l’action d’Érostrate intéresse particulièrement le dessinateur. Il en fait un personnage unique, non pas fou, mais cherchant à passer à la postérité à tout prix. C’est d’autant plus intéressant que cette ambition rejoint celle de nombreux de nos contemporains, en écho à ce qu’affirmait l’Américain Andy Warhol (1928-1987) considérant que tout un chacun désormais, pouvait trouver l’opportunité d’avoir son quart d’heure de célébrité. Érostrate est allé bien plus loin et on peut se demander si son obsession n’est pas une caractéristique très humaine. Ainsi, les artistes cherchent à leur façon à passer à la postérité. A noter cependant que la revendication d’une œuvre par la signature de son auteur n’est pas systématique depuis si longtemps que cela. Ainsi, en occident il a fallu attendre la Renaissance pour voir les artistes se mettre à leur compte et signer leurs œuvres. Pour en finir sur ce thème, on peut se demander quelle trace laissera Martin Veyron, auteur de quelques BD ? Aura-t-il marqué davantage pour son observation caricaturale de la société de son époque ou pour Érostrate situé dans l’Antiquité grecque ?
Les intentions de Martin Veyron
Il faut dire que dans cet album, le personnage Érostrate est bien dessiné comme un personnage signé Martin Veyron, que ce soit par son visage, ses attitudes et sa façon de s’exprimer. Le dessinateur fait donc clairement un parallèle entre le coup d’éclat de son personnage et les comportements plus ou moins banalisés de notre époque, comme si Érostrate n’était finalement qu’un précurseur. Martin Veyron profite de son évocation du personnage Érostrate pour proposer une réflexion sur les thèmes qui l’intéressent, entre autres l’organisation de la société, avec en filigrane le fait que malgré son niveau élevé dans bien des domaines la civilisation grecque s’est finalement effondrée. Pourtant, elle a vu un épanouissement et un rayonnement important dans les domaines sociétal, religieux, artistique, scientifique, et philosophique. On note ainsi que ce sont des sages qui interrogent Érostrate. Il est question de la république comme forme de gouvernement. Ce qui n’a donc pas empêché l’action isolée d’un Érostrate que les sages n’arrivent décidément pas à comprendre. Ainsi, malgré son organisation évoluée, une civilisation reste à la merci d’actions isolée, ce qui reste vrai aujourd’hui.
Martin Veyron dessinateur
L’épaisseur de l’album permet donc à Martin Veyron de proposer une intéressante réflexion sur les motivations et relations humaines en général, sur la vanité humaine, ainsi que sur l’évolution et la transmission des connaissances (les uns et les autres fournissant un casse-tête aux historiens à la recherche de témoignages pour ensuite les recouper et en évaluer la pertinence), les siennes étant solides. D’ailleurs, il cite ses sources dans une bibliographie qu’on trouve en fin d’album, avec des indications sur les quelques citations qu’il emprunte. Sa maîtrise artistique apparaît lorsqu’il se montre capable de mener de front deux mini-intrigues, avec deux personnages dialoguant pendant qu’on suit une cérémonie. Le dessin ne rappelle le style du dessinateur des années 80-90 que d’assez loin, malgré la façon dont il représente Érostrate. L’ensemble est dominé par pas mal de texte, pour une BD relativement bavarde, ce qui permet au dessinateur d’intégrer des éléments de philosophie et des réflexions personnelles à un scénario où interviennent de nombreux personnages lors de multiples épisodes. C’est un peu touffu et pas d’une grande rigueur d’organisation, mais intelligent et bourré de clins d’œils humoristiques. N’oublions pas qu’il s’agit du récit d’un homme face à ses juges et qui sait que son destin est une mort de plus en plus proche. Les couleurs signées Charles Veyron, qui n’est autre que le fils du dessinateur, sont globalement sombres. Très peu de teintes claires ou vives pour égayer l’album. Un album qui comporte cependant quelques dessins grand format agréables à l’œil. On sent que ce qui intéressait le dessinateur était d’aller au bout de son projet qui peut être vu comme une sorte d’œuvre testamentaire. Un petit regret personnel pour conclure, ce choix pour la couverture de présenter le nom du personnage selon un procédé très tendance, avec des groupes de lettres qui ne tiennent aucun compte de la phonétique naturelle pourtant mentionnée dans l’album « E… ROS…TRA…TE ».