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« Amélia Woods » : au-delà du rationalisme

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le diptyque Amélia Woods s’ouvre avec « Le Manoir de Lady Heme », de Carole Breteau et Morgane Lafille. On y suit une aspirante naturaliste logeant dans une pension donnant sur la baie anglaise…

Amélia Woods est un esprit cartésien qui contraste avec son temps. Future naturaliste, elle cherche à valider un cursus en notifiant ses observations sur les oiseaux migrateurs présents dans la baie anglaise. L’époque est pourtant peu propice à l’émancipation des femmes, comme le lui rappelle très clairement Sir Hamm : « Il est vrai que le sexe faible a tendance, de par la fragilité de ses nerfs, à accepter les explications les plus folles face au chaos du monde. La délicatesse de votre nature ne vous aidant pas toujours à y voir bien clair. » Pis, il affirme sans ambages qu’« une lady doit savoir rester à sa place ». « Le Manoir de Lady Heme » opère à ce titre selon un double mouvement : les aspirations scolaires et intellectuelles d’Amélia et une société britannique gorgée de stéréotypes, encore réfractaire à l’affirmation des femmes.

De contraste, il sera énormément question dans l’album de Carole Breteau et Morgane Lafille. On verra en premier lieu une nature britannique sublimée par les couleurs pastel, avant que le manoir qui donne son titre à ce premier tome n’apparaisse sous un nuage menaçant, et ensuite par le truchement d’un impénétrable majordome. D’ailleurs, la faune locale ne semble répondre à aucune règle pré-établie. Et si Amélia Woods estime que la campagne anglaise peut lui faire du bien, elle qui vient de perdre sa mère, les signaux contraires ne tardent pas à s’amonceler. Éprise de rationalisme, la jeune étudiante est par ailleurs « assaillie par des sentiments confus qui ne semblent pas (lui) appartenir » lorsqu’elle entre en contact avec des tiers. C’est une autre dichotomie placée au coeur du « Manoir de Lady Heme » : le cartésianisme scientifique d’un côté, le mysticisme et la magie de l’autre, Amélia devant sacrifier à l’un ce qu’elle cède à l’autre.

Ce récit initiatique se déroule dans un cadre très codifié : un lieu inconnu et relativement isolé, un manoir majestueux, une atmosphère où le mystère ne cesse de s’épaissir, une réflexion sur le deuil et le pouvoir… On y voit naturellement bon nombre de similitudes avec une série comme Le Manoir Sheridan, elle aussi publiée par les éditions Glénat. Quant au grand méchant de l’histoire, il semble clairement identifié : « Cette femme est un démon plus qu’un être humain », assène-t-on tôt à Amélia à propos de Lady Heme. De fait, à travers des motifs typiques du genre (les portraits révélateurs, les couloirs et pièces en mutation constante, les apparitions surnaturelles), les avertissements d’un pêcheur croisé par hasard, mais surtout ceux de Charles, se vérifient rapidement, plongeant Amélia dans un profond désarroi et attisant sa curiosité quant à l’histoire de sa mère.

« Le Manoir de Lady Heme » est un premier tome abouti et engageant. La beauté et la précision des dessins, le sous-propos sur la condition des femmes, le schisme sciences dures/sciences occultes confèrent à l’album un allant appréciable. Le récit nous apparaît cependant un peu trop fléché. Les surprises sont en effet peu nombreuses dans le déroulement de l’action et les rebondissements imaginés par la scénariste Carole Breteau. Mais ne tirons cependant pas de conclusions hâtives, car le second et dernier tome du diptyque pourrait venir amender ce jugement. C’est du moins tout ce que l’on espère.

Amélia Woods : Le Manoir de Lady Heme, Carole Breteau et Morgane Lafille
Glénat, septembre 2021, 56 pages

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