Suave comme l’éternité et quelques jours de 1986

Avec ce deuxième volet de sa trilogie de Washington (après King Suckerman et avant Funky guns), George P. Pelecanos ne déçoit pas. Malgré une intrigue dont les grandes lignes font quelque peu écho à celles du premier volet, l’auteur se montre encore grand écrivain de sa ville, de son ambiance et de ses habitants.

Tout s’enchaîne à partir d’une sorte de malheureux réflexe qui voit Eddie Golden (réparateur d’appareils électro-ménagers de son état) profiter des circonstances pour s’approprier un joli magot dont il n’aurait jamais dû voir la couleur, puisque c’est l’argent de la drogue. Bien évidemment, il a beau croire qu’il pouvait se permettre de récupérer un objet apparemment anodin dans le coffre de la voiture d’un (jeune) convoyeur mort de façon très violente dans un accident devant la boutique Real Right Records, d’autres anonymes comme lui traînaient dans le coin. La bande de Tyrrell Cleveland à laquelle appartenait le convoyeur a les moyens d’exercer suffisamment de pression à droite à gauche pour finir par identifier celui qui s’est emparé du magot. Et puis, Real Right Records, c’est la boutique de disques tenue par Marcus Clay qui y emploie Dimitri Karras, son ami depuis toujours. Apparemment, Karras a abandonné son activité de dealer pour se consacrer à cet emploi. Mais il est toujours consommateur et accessoirement amateur de femmes. Marcus Clay bénéficie également des services de Clarence Tate comme comptable. Désormais sur le droit chemin, Tate fait son possible pour que sa fille Denice, gentille adolescente qui ne connaît pas le monde, ne tourne pas mal. Or, un des hommes sous la coupe de Tyrrell Cleveland lorgne déjà sur Denice…

Interactions multiples

George P. Pelecanos tisse sa toile de manière particulièrement intelligente. Les actions de la bande à Tyrrell Cleveland croisent évidemment celles des policiers qui patrouillent dans la ville. Le quartier de la boutique Real Right Records est surveillé par un duo constitué du black Kevin Murphy et du blanc Richard Tutt, ce dernier étant ouvertement raciste. Parmi les autres personnages qui se croisent dans le quartier, il ne faudrait pas oublier les plus jeunes, dont un paumé qui traîne régulièrement devant la boutique et des pré-adolescents qui se sont mis en tête de monter leur propre petit trafic d’herbe. Enfin, il faut citer Donna, femme encore très séduisante malgré un certain kilométrage au compteur. Amie en titre d’Eddie Golden, elle se demande pourquoi celui-ci a comme disparu de la circulation.

Roman noir, mais séduisant

La trame est assez limpide, malgré une certaine complexité, à cause des interconnexions entre les différents groupes cités ci-dessus, sans compter que l’auteur réserve quelques surprises de taille au fil des 32 chapitres (la plupart comprennent plusieurs parties permettant de suivre la progression simultanée des principaux personnages). L’action se situe dans le courant de l’année 1986, ce qui permet un regard rétrospectif sur la vie dans ce quartier déshérité de Washington. L’auteur ne se prive pas pour décrire le manque d’avenir qui conduit beaucoup trop de jeunes sur la voie de la délinquance. Bien entendu, l’état général de la société a des causes politiques qu’il ne se gêne pas pour détailler à l’occasion (et ceci très naturellement, au détour des conversations). Là où Pelecanos se montre encore une fois particulièrement convaincant, c’est qu’il profite d’un nombre incroyable de situations pour enfoncer le clou sur ce qui lui tient à cœur. Il fait ainsi sentir son amour pour le basket et la musique. De nombreuses descriptions imprègnent le roman d’une certaine ambiance qui contrebalance la noirceur des actions de la plupart des personnages (même si la musique adoucit les mœurs, le patron de Real Right Records et ses employés ne sont ni des anges ni des naïfs et ils vont trouver quelques occasions de montrer leur force de caractère). Le vrai tour de force de Pelecanos est de faire en sorte que la violence, l’argent facile, le démon des armes, l’usage de la drogue et la fréquentation des femmes faciles ne soient jamais présentés de façon séduisante. Il réussit même à faire sentir la peur de la mort (surtout violente), y compris chez les petits malfrats, allant jusqu’à justifier finalement son titre de magnifique façon. Et puis, il affiche toujours un plaisir d’écrire qui se transforme en plaisir de lecture pour le lecteur (la lectrice). Ainsi, de nombreux passages seraient à citer, notamment ceux où il imagine des situations où la bêtise des petits caïds saute aux yeux, souvent jusqu’à faire sourire grâce à la complicité établie avec les lecteurs-lectrices. Et pour mieux en profiter, de nombreuses notes renvoient vers des explications pour compenser par exemple des allusions ou jeux de mots intraduisibles qui constituent par exemple des références musicales ou des comparaisons issues de feuilletons (pas tous connus chez nous) ou encore des slogans publicitaires. Dès la deuxième page, une note explique la différence entre « uh-huh (interjection d’origine africaine signifiant « oui » à ne pas confondre avec « uh-uh », d’intonation différente, qui signifie « non » et qui donnera une saveur inimitable à bien des dialogues. À mon avis, le pompon revient à cette situation où deux jeunes, simples connaissances engagées par Marcus Clay pour filer un personnage pas clair, sonnent par curiosité à la porte de Tyrrell Cleveland (sans savoir que le loup est dans la bergerie) et où l’un d’eux joue les ahuris en faisant des références peu flatteuses sur le fil du rasoir (alors même qu’il sent qu’en face de lui, au moins un de ses interlocuteurs à la gâchette facile peut s’énerver à tout moment).

Suave comme l’éternité, George P. Pelecanos
L’Olivier : paru (traduction française), février 2000

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