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Folio, Gallimard

La Défense Loujine ou les échecs comme obsession

Avec La Défense Loujine, roman écrit en russe en 1929, Vladimir Nabokov décrit un personnage enfermé dans l’obsession du jeu d’échecs, qui domine entièrement non seulement sa vie, mais sa façon de voir et de concevoir le monde autour de lui.

Si Vladimir Nabokov est célèbre avant tout pour des romans qu’il a écrits en anglais (au premier rang desquels on trouve, bien entendu, Lolita, mais aussi Ada ou l’Ardeur), il ne faut pas oublier que le romancier, qui est né et a grandi en Russie, s’est d’abord exprimé en russe. Non seulement ses premiers romans sont rédigés dans la langue de Pouchkine, mais ils sont aussi empreints de la culture russe, en particulier des sentiments et des destins des Russes exilés suite à la Révolution d’Octobre (ce qui est le cas de la famille Nabokov). Il s’agit d’ailleurs d’un des thèmes développés dans La Défense Loujine, troisième roman de l’écrivain, paru en 1930 d’abord dans une revue russe publiée à Paris, puis dans une maison d’édition berlinoise, toutes deux spécialisées dans la littérature de l’exil des Russes.
Le thème majeur de La Défense Loujine, c’est l’obsession, ici symbolisée par le jeu d’échecs. Cette obsession va envahir progressivement le personnage principal, Loujine, personnage fade, sans goût pour rien, être médiocre sous tout rapport, et qui trouve par hasard intérêt à la vie en découvrant les échecs. Les échecs vont devenir sa manie (au sens médical du terme), au point que seuls les échecs deviendront la réalité, et qu’ils envahiront le monde. Et ils vont aussi envahir le roman, surtout les descriptions de paysages et de décors. Les ombres dessinent des objets en noir et blanc qui s’affrontent. Les carrelages se transforment en échiquier. Les arbres et les poteaux deviennent des pions et des tours. Et les invités d’une soirée sont perçus comme des pièces adverses qui empêchent Loujine de rejoindre la reine (= sa fiancée).
Lorsqu’il plonge dans ses souvenirs, Loujine ne perçoit sa vie que comme une suite ininterrompue de parties d’échecs. Tout le reste est oublié, abandonné :

« Il ne savait d’une manière précise qu’une seule chose : il jouait aux échecs de toute éternité et, comme entre deux glaces affrontées reflétant une bougie, il n’y avait, dans la nuit de sa mémoire, qu’une perspective illuminée qui allait en se rétrécissant et, dans cette perspective, il se voyait lui-même assis devant un échiquier, puis une infinité d’autres Loujine, assis devant un échiquier et de plus en plus petits. » (chapitre 8, traduction de René et Génia Cannac, édition Gallimard, collection Folio)

« Qu’y avait-il en effet au monde en dehors des échecs ? Le brouillard, l’inconnu, le non-être »
La Défense Loujine, c’est donc le portrait d’un homme coupé de la réalité, qui ne connaît rien au monde extérieur. Élève médiocre n’ayant aucune connaissance particulière, sa découverte des échecs l’a enfermé dans cette monomanie qui exclut tout le reste. Progressivement il va sécher l’école. Les échecs vont lui tenir lieu d’école, mais aussi lui faire échapper à l’autorité parentale. Et finalement, on va se retrouver avec un garçon baladé d’hôtel en hôtel, coupé de la société, replié sur lui-même et sur son échiquier. Il n’a aucune relation sociale, il ne fréquente personne et, de ce fait, il ne sait pas se tenir en société. Lorsqu’il est présenté pour la première fois à la mère de sa fiancée, elle dit de lui qu’il est un goujat.
De fait, il est possible d’affirmer que Loujine n’a aucune éducation (à part celle des échecs). Il n’a aucune conversation sauf lorsqu’il s’agit de parler d’échecs. Alors, ces propos envahissent tout et finissent par annihiler toute tentative de dialogue. Il faut voir ainsi cette rencontre avec le père de sa fiancée : l’honorable homme essaie de lancer la conversation sur les échecs, dans l’intention d’être agréable à son invité, et Loujine ne parle alors plus que de cela, sans entendre les tentatives de son convive de changer de sujet, ni même la gêne qu’il éprouve. En dehors de cela, toute tentative de dialogue ne parvient à arracher à Loujine qu’un ou deux monosyllabes embarrassés.
Une autre preuve qu’en dehors des échecs, rien n’existe pour Loujine, se trouve dans l’emploi des noms de familles. Jamais nous ne connaissons le nom de famille de la fiancée de Loujine ou de ses parents (et nous ne sommes même pas certains que Loujine lui-même l’ait retenu, de même qu’il ne parvient pas à retenir leur adresse et doit sans cesse ressortir une vieille carte postale pour donner l’adresse au chauffeur de taxi). Les seuls personnages secondaires à être nommés directement sont… ses adversaires lors des tournois d’échecs. Les autres n’ont pas de nom, comme s’ils n’avaient pas d’existence, pas de réalité. D’ailleurs, à plusieurs reprises, ils sont décrits comme des ombres ou des fantômes. Tout ce qui est extérieur aux échecs est comme extérieur à la vie selon Loujine (dont on ne connaît d’ailleurs pas le prénom).
Pour accentuer encore cela, Nabokov décrit, à plusieurs reprises, des scènes où Loujine est perdu : il cherche éperdument une salle où il a joué ou va jouer aux échecs, et ne parvient pas à la trouver dans un hôtel décrit comme labyrinthique. Ce bonhomme perdu dans ce qui est pour lui un dédale (mais où tout le monde parvient à se déplacer tout à fait correctement) est une description symbolique d’une grande justesse de la vie d’un homme incapable de se reconnaître dans le monde réel, mais capable de se représenter, dès son enfance, les parties d’échecs les plus complexes par la seule force de son imagination.
Plus le temps passe, plus cet éloignement de la réalité s’accroît. Les échecs obnubilent tellement Loujine qu’il ne perçoit le reste que comme un rêve. Ainsi, après s’être écroulé de fatigue sur l’épaule de sa fiancée, il est convaincu que ce qui s’est déroulé auparavant n’était qu’un rêve, et n’est même pas très sûr d’être vraiment réveillé.
L’écriture de Nabokov se plaît, d’ailleurs, à nous faire partager cette ambiguïté en ne créant pas de distinction nette entre la réalité et ce que les personnages imaginent ou rêvent. Souvent, d’ailleurs, le récit progresse en passant par l’imaginaire des protagonistes. Jamais, à proprement parler, le roman de Nabokov ne parle de la réalité : à l’instar d’un Proust, l’écrivain russe nous plonge dans la vie intérieure de ses personnages, il privilégie leurs rêves, il décrypte leur imaginaire, il nous plonge dans leurs représentations mentales, au détriment du monde réel. Du coup, le roman est organisé comme les pensées des personnages, avec des retours en arrières, des rêves, des références culturelles, des désirs, etc.

A cela, il faut rajouter que Loujine n’est pas le seul à être perdu dans un monde peuplé de fantasmes. La majorité des autres personnages secondaires, Russes en exil comme Loujine (et comme Nabokov lui-même), vit dans un univers onirique où ils s’agit de reconstituer une société russe en Occident (que ce soit à Berlin ou en France). On vit entre Russes, coupés, là aussi, du monde extérieur, baignant dans l’utopie d’une vie « à la russe ». Seule la fiancée semble pleinement consciente qu’il s’agit là d’une Russie de pacotille, qui n’a rien à voir avec les souvenirs qu’elle garde de la vie à Pétersbourg.
Les deux derniers chapitres du roman sont, en ce sens, très significatifs, décrivant une protagoniste qui, bien qu’exilée russe, se désintéresse de la politique mais pense que ce sujet pourrait détourner Loujine de sa passion morbide des échecs. Et Nabokov va alors appliquer à ce sujet son écriture à la fois précise, très travaillée, finement observée, et en même temps doucement sarcastique, renvoyant dos à dos les exilés Blancs et les soutiens des bolcheviques.