1998, onze ans après la parution de son premier livre De la part de la princesse morte, roman biographique relatant la vie et le décès de sa mère, la princesse ottomane Selma Raouf, Kénizé Mourad complète l’histoire en publiant Le jardin de Badalpour. Elle s’intéresse cette fois à son père, le radjah de Badalpour (Inde), ainsi qu’à sa propre vie d’enfant orpheline à Paris, fantasmant cette famille indienne, qu’elle découvrira finalement à 21 ans.
Pour ce faire, la journaliste française se glisse dans la peau de Zahr, son alter-ego de papier. À ses côtés, nous partons à la découverte d’une Inde instable suite à sa partition et la création du Pakistan.
Un livre d’aventures et de découvertes
Si Zahr a une vie moins romanesque que celle de sa défunte mère (vie inouïe et difficile à égaler, avouons-le), elle n’en a pas moins été remplie d’aventures. De quel courage a fait preuve cette petite orpheline ballotée dans quatre familles (religieuses comprises) et tenue éloignée de son père musulman venu la chercher pour la ramener en Inde ! Dès la première partie, le lecteur s’étonne de ces péripéties qui arrivent à la petite fille, puis à l’adolescente qui doit se battre et ruser pour ré-établir la connexion perdue avec son père indien – son entourage méfiant de ces Indiens musulmans lui prédit un mariage arrangé et l’impossibilité de rentrer en France.
Elle n’a cure des avis des autres : c’est sa famille, son père, le pays où elle aurait dû naître. À 21 ans finalement, Zahr découvrira l’Inde. Cette deuxième partie du roman est la plus attendue et la plus belle. Après nous avoir conté ses galères et ses manques affectifs, Kénizé Mourad peut enfin nous décrire des moments de bonheur pour Zahr. Malgré leur rencontre alors qu’elle a déjà 21 ans – il faut dire que sa mère, qui souhaitait vivre avec son amant, a raconté que le bébé était mort-né, lui a inventé une seconde date de naissance, etc. –, malgré des différences d’éducation et des cultures très éloignées, la jeune femme et son père s’entendent très bien. Se sentant rapidement chez elle, aux côtés de son père, de sa famille indienne et de son entourage, Zahr découvre – et nous fait découvrir – l’Inde post-partition. La belle ville de Lucknow, mais aussi bien sûr le palais de Badalpour, fief de sa famille à présent au bord de la ruine, et le jardin qui fut autrefois celui de sa mère.
Une histoire pleine de regrets
La roue de fortune semble avoir tourné pour la solitaire orpheline, livrée à elle-même à 18 ans, entre petits boulots et université parisienne. La voilà heureuse dans sa famille indienne, auprès d’un père cultivé et semble-t-il moderne. Le lecteur n’imagine plus Zahr retourner à Paris, alors qu’elle a retrouvé ses racines et l’une de ses deux cultures, et qu’elle s’y sent bien. C’est compter sans un implacable coup du destin, qui semble décidément s’abattre sur la famille de Zahr. On se souviendra de sa mère, princesse ottomane qui a dû fuir Istanbul enfant pour se réfugier à Beyrouth et y mener une vie modeste. Mariée au rajah de Badalpour, elle étouffera sous les règles religieuses strictes de l’Inde et s’en ira accoucher à Paris, où, rattrapée par la Seconde Guerre mondiale, elle mourra dans la misère, sa petite fille élevée par des religieuses.
La petite fille, c’est Zahr, abandonnée toute son enfance, refusée d’être rendue à son père, qui finalement retrouve le chemin de la demeure indienne qui renferme un précieux papa… Père charmant au possible, cet ancien radjah privé de ses terres depuis la révolution indienne, vivant dans ses palais en ruines et portant un titre désormais de courtoisie. Homme qui, comme sa défunte épouse et sa fille, semble avoir été poursuivi par un destin bien sournois, et qui, pourtant, fait bonne figure.
En apparence. Cet homme a perdu la raison et il va briser à jamais le coeur et le destin de sa fille. L’amour indien était un mirage : décalé, mal placé, un écran de fumée, que Zahr va bien vite fuir, en même temps que l’Inde, pendant vingt ans.
Un livre comme un pardon
La troisième partie nous le fait comprendre. À quarante ans passés, Zahr, guère plus effrayée, consciente des années perdues, retourne en Inde. Très préoccupée par le sort du pays de son père, Kénizé Mourad nous relate une Zahr qui tente d’apporter sa pierre à l’édifice que représente la tolérance religieuse en Inde. 15 % de la population est musulmane et en proie, durant les années 90, à une véritable chasse aux sorcières par les partis nationalistes indiens (et surtout hindous).
C’est le propos de cette dernière partie, en même temps que la bataille pour récupérer les droits de ce jardin. Le jardin de Badalpour, la seule possession de Zahr en Inde. Ce jardin que son père avait offert à sa mère, dont son père et elle ont repris l’entretien, ensemble, après des années de silence. Un jardin qui lui a été légué par son père mais qui est réclamé par son frère, le nouveau radjah de Badalpour.
En se battant pour ce jardin, son héritage indien, Zahr transmet au lecteur ce pardon qui est en train de germer en elle. Pardon et sentiment d’amour dont on sent qu’ils sont nécessaires dans cette Inde divisée entre hindous et musulmans.
Après De la part de la princesse morte, Kénizé Mourad signe un deuxième roman marqué à la fois par le romanesque, l’aventure… et une infinie tristesse. Un autre sentiment pourtant fait son apparition au fil des derniers chapitres : l’espoir et un sentiment de résilience, attaché au titre de ce roman qui évoque un jardin. Kénizé Mourad raconte son histoire et celle de ses parents sans tabou, peut-être pour s’en libérer, pour s’affranchir de ces incroyables souvenirs qui semblent tout droit sortis d’une histoire ! Le lecteur en restera marqué et touché. Un roman fait de souvenirs et un roman mémorable.
Le jardin de Badalpour, Kénizé Mourad
Fayard, 1998, 533 pages
Réédité par Le Livre de Poche en 2000