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« Michelangelo Antonioni, d’un regard à l’autre » : cinéma du néant

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Collaborateur de la revue Positif et chroniqueur bibliovore pour CineChronicle, Jacques Demange explore dans son dernier ouvrage la question du regard dans le cinéma antonionien.

Pour beaucoup, le cinéma de Michelangelo Antonioni est celui de l’incommunicabilité. Une description rendue d’autant plus courante que le réalisateur italien fut lui-même privé de la parole après un accident vasculaire cérébral survenu en 1985. Le premier défi de Jacques Demange consiste précisément à outrepasser cette analyse réductrice pour mettre en exergue, de manière concise mais rigoureuse, l’ensemble des traits constitutifs d’une œuvre qui a notamment inspiré Martin Scorsese.

Alain Bonfand, Roger Tailleur, Paul-Louis Thirard, Gilles Deleuze ou André Bazin figurent parmi les « savants » concourant à décrypter le cinéma antonionien. « Sculpteur du regard », le réalisateur italien est replacé par l’auteur en vis-à-vis du néoréalisme, tandis que l’évolution de son œuvre entre en résonance avec le contexte cinématographique : Nouvelle vague et Nouvel Hollywood entraînent des changements de paradigme qu’on retrouve pour partie chez Michelangelo Antonioni, avec un rejet progressif du récit, la révision d’une approche aristotélicienne de la vraisemblance ou le deuil d’un sujet central.

« Pénétrer la subjectivité de l’être », créer « une méthodologie du regard, unissant dans un mouvement commun le créateur, l’œuvre et le spectateur », endosser davantage William Faulkner que Francis Scott Fitzgerald, par un refus du didactisme et avec un univers autonome habité avant même que les bases narratives ne soient jetées : n’est-ce pas là le fondement du cinéma d’Antonioni ? Aidé en cela par des photogrammes et une connaissance encyclopédique de l’œuvre antonionienne, Jacques Demange analyse le regard off qui transperce l’espace diégétique, décrit la modernité d’une filmographie particulièrement riche (en qualité plus qu’en quantité) et fait de Blow-Up le « point nodal d’une réflexion » (le regard qui s’actualise à l’intérieur du cadre ; l’espace naturel et les personnages qui se voient enfin réconciliés).

L’auteur évoque brièvement l’hypotexte pour traduire les transfigurations filmiques d’Antonioni, avant de se pencher sur les paysages, les couleurs, les formes, la profondeur de champ, l’identité, la musique, les références picturales, la léthargie ou encore le motif du monde contemporain et consumériste que des protagonistes inassouvis cherchent inexorablement à fuir. Mais ce qui fait l’étoffe de cet ouvrage, et ce qui le structure, ce sont avant tout deux concepts faisant écho à ceux de Gilles Deleuze : un « regard-sismographe » (idée de manque, désirs mis à mal, lutte d’un comportement contre un milieu) et un « regard-existence » (une image-événement s’appréhendant comme un accomplissement), qui rappellent à certains égards l’« image-mouvement » et l’« image-temps » du philosophe français – tout en les complexifiant par des enchevêtrements subtils.

Michelangelo Antonioni, d’un regard à l’autre fourmille d’analyses de séquences. Il les emploie pour raconter l’essence d’un cinéaste à travers lequel les regards se croisent et se fondent les uns dans les autres. C’est une appréhension du néant, d’une sorte de non-sens ordonné, voisinant avec l’insatisfaction, que Jacques Demange verbalise avec une acuité appréciable.

Michelangelo Antonioni, d’un regard à l’autre, Jacques Demange
LettMotif, novembre 2019, 180 pages

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