Après s’être penché sur la saga vidéoludique Harry Potter, Gaëtan Boulanger s’intéresse cette fois au studio Naughty Dog, dont il narre, avec didactisme, la genèse, les créations et l’expansion continue.
Le premier Jak and Daxter voit le jour sur la PlayStation 2 en 2001. Pour Naughty Dog, c’est un moment charnière. Depuis 1996, la saga Crash Bandicoot faisait les beaux jours du célèbre studio. L’équipe créative, articulée autour des membres fondateurs Jason Rubin et Andy Gavin, avait alors non seulement domestiqué la PlayStation en parvenant à en exploiter toute la puissance, mais elle avait surtout offert à Sony une mascotte mondialement admirée, dont la franchise s’était écoulée à plusieurs millions d’exemplaires. Avec Jak and Daxter naissent de grandes attentes : l’apprivoisement d’une nouvelle console, l’exploration libre, un cycle dynamique jour/nuit, une meilleure exploitation graphique grâce à l’explosion du nombre de polygones, une grande variété de décors, un scénario plus élaboré, des cinématiques très diversifiées, une profondeur de champ poussée à son paroxysme, une caméra 3D fluide et discrète, des temps de chargement à peine perceptibles… Jason Rubin et Andy Gavin investissent des fonds personnels colossaux – 4 millions de dollars dans un premier temps et un budget qui dépassera finalement les 10 millions. Pour l’occasion, Naughty Dog met en place un véritable département d’animation et recrute des artistes spécialisés tels que Mark Koerner. Malgré un succès critique et commercial à faire pâlir d’envie la concurrence, les « Dogs » sont déçus, presque déprimés. Habitués aux sorties en fanfare des épisodes de Crash Bandicoot, ils accueillent avec circonspection les chiffres de ventes de Jak and Daxter. Pour beaucoup, cela ne fait pas un pli : il faudra concevoir une suite plus en phase avec des jeux adultes tels que Grand Theft Auto.
Le chemin parcouru est pourtant gigantesque. Et la tâche, proprement herculéenne. L’histoire minutieusement relatée par Gaëtan Boulanger débute au début des années 1980, avec deux adolescents d’à peine treize ans bidouillant leurs premiers jeux sur un Apple II dont les capacités de conception et de sauvegarde s’avèrent pratiquement nulles. Jason Rubin est doué pour le dessin. Andy Gavin, pour la programmation. Ils apprennent les arcanes du jeu vidéo en tâtonnant. Les deux amis en sont encore aux balbutiements : ils perdent notamment deux jeux en les effaçant par mégarde. Mais un premier aboutissement ne tarde pas à advenir : ils détournent Pinball Construction Set pour concevoir un jeu intitulé Ski Stud et qui se verra bientôt commercialisé sous le nom de Ski Crazed à la suite d’un partenariat signé avec Baudville. Ils ont 17 ans et ils connaissent alors leur première distribution nationale. Suivront Dream Zone et son univers inventif peuplé de personnages cartoonesques, puis Keef the Thief, mais surtout Rings of Power, édité par Electronic Arts. L’expérience est douloureuse pour les deux jeunes concepteurs : l’écriture des scripts est chronophage, la critique se montre mitigée et même si le stock de jeux est entièrement écoulé, EA refuse de produire de nouvelles cartouches, trop onéreuses, et préfère se consacrer à de nouveaux jeux plus rentables, notamment John Madden Football.
Qu’à cela ne tienne, l’histoire de Naughty Dog va être cousue d’or. Gaëtan Boulanger en relate les épisodes les plus marquants et les évolutions les plus notables en se basant sur les interviews exclusives de 35 personnes étroitement liées à l’histoire du studio. On retrouve ainsi les deux membres originels, le futur co-président Stephen White, le fondateur d’Electronic Arts Trip Hawkins, le premier employé Dave Baggett, l’animateur indépendant Charles Zembillas, l’indispensable programmeur Greg Omi, Gavin James, l’homme qui se chargera de la physique des véhicules de Crash Team Racing ou encore Hirokazu Yasuhara, éminence du jeu vidéo et l’un des premiers membres de la Sonic Team. Le travail de recherche est patient, scrupuleux, transversal. Et l’une des plus grandes qualités de l’ouvrage, au-delà de son exhaustivité, tient à son travail de médiation culturelle. Il n’est pas nécessaire d’être un passionné ou un connaisseur des jeux vidéo pour appréhender correctement les tenants et aboutissants des créations de Naughty Dog. Gaëtan Boulanger écrit le récit du studio comme un roman, avec force détails, mais aussi beaucoup de pédagogie. Son ouvrage se lirait probablement d’une traite, sans un soupçon de lassitude, si on faisait fi de son épaisseur.
Au fil du temps, Jason Rubin et Andy Gavin se sont entourés de plus en plus d’employés, jusqu’à atteindre 35 « Dogs » au moment de Jak and Daxter, puis environ 50 par la suite (rappelons que le récit de Gaëtan Boulanger court jusqu’en 2005). Naughty Dog s’est peu à peu agrandi, hybridé et professionnalisé. Le studio s’est lié avec Electronic Arts, Universal Interactive Studios et enfin, de manière plus idyllique, avec Sony. Ses membres ont connu des périodes d’émulation et de gloire, mais aussi de crunch (même Jason Rubin frôlera le burn-out) et de conflits (Charles Zembillas, par exemple, s’est plaint de ne pas avoir obtenu la reconnaissance qu’il méritait). Surtout, de 1984 à 2005, Naughty Dog n’a cessé de relever les défis techniques qui se sont imposés à lui : la 3D et sa caméra avec Crash Bandicoot, la gestion des polygones sur la PlayStation (jusqu’à 1500 polygones par image sur Crash Bandicoot, avec 532 rien que pour Crash), l’occlusion, la rejouabilité, les systèmes de sauvegarde, les quatre alphabets japonais et leur consommation de pixels, la réécriture de 80% du moteur et la reprogrammation des systèmes de collisions pour le second Crash, l’exploration libre et les nouveaux pouvoirs dans le troisième opus, l’univers SF plus mature et violent dans Jak II, etc. Ces questions, et bien d’autres encore, forment le corps du texte de Gaëtan Boulanger. Et donnent envie d’explorer à nouveau les jeux vidéo de Naughty Dog.
Bonus : un commentaire additionnel de l’auteur
« Je pense que les jeux de Naughty Dog résonnent particulièrement auprès des joueurs de ma génération, car ils ont grandi, mûri, évolué en même temps que nous. Ils sont passés de l’univers cartoon de Crash Bandicoot à celui rebelle et adolescent de Jak, pour poursuivre ensuite leur route vers les terrains plus hollywoodiens des Uncharted et ceux, plus sombres, plus viscéraux et poignants, des personnages de The Last of Us. Beaucoup ont eu ce sentiment de voir ce studio s’adapter à leur tranche d’âge, à leurs centres d’intérêts et, tout simplement, les accompagner de l’enfance jusqu’à l’âge adulte. En tant que possesseur de consoles PlayStation depuis plus de vingt ans, j’ai toujours été admiratif à l’égard de Naughty Dog. Écrire sur leur parcours était avant tout une chance. Et discuter avec les membres qui ont fait l’histoire du studio était un honneur. L’Histoire de Naughty Dog se trouvait dans une liste de sujets potentiels que j’ai envoyé à mon éditeur, et quand il m’a indiqué que c’était ce récit qui l’intéressait le plus, j’ai d’abord avalé une énorme gorgée d’anxiété. C’était loin d’être un sujet à prendre à la légère ! Ni un sujet facile : Naughty Dog est aussi bien connu pour ses jeux formidables que pour ses conditions de travail critiquables. Il allait falloir dresser le portrait le plus juste possible. Pas facile, mais j’ai senti que j’étais capable de pousser cette enquête le plus loin possible, et je ne voulais pas qu’elle atterrisse dans le document Word de quelqu’un d’autre ! C’était presque un peu égoïste, mais une fois cette opportunité entre les mains, je ne pouvais simplement plus la laisser passer. Et quand j’ai vu un à un les membres de Naughty Dog accepter de me répondre, me partager les détails de leur quotidien, quand je me suis retrouvé pendant des heures, sur Skype, à échanger avec Andy Gavin, je n’en revenais simplement pas de ce que j’étais en train de vivre. Ce récit, c’est une histoire formidable, mais aussi une histoire complexe. Elle a ses hauts et ses bas. Ses joies et ses peines. Comme toutes les meilleures aventures. J’ai adoré la raconter, j’espère que vous adorerez la lire. »
L’Histoire de Naughty Dog, Gaëtan Boulanger
Pix’N Love, janvier 2021, 550 pages