Le vidéaste Gaëtan Boulanger se penche sur les adaptations vidéoludiques de la saga Harry Potter. Il raconte avec force détails, en se basant sur une centaine d’entretiens exclusifs, les réalisations de différents studios placés sous l’égide d’Electronic Arts, ainsi que leurs relations professionnelles parfois difficiles et les écueils (temps, organisation, gameplay, etc.) qu’ils ont traversés.
Concevoir un jeu vidéo est une entreprise complexe. Il faut soigner les graphismes, réduire au maximum les temps de chargement, concevoir un univers cohérent tant dans son ensemble que dans ses parties, dessiner les personnages, imaginer les actions, respecter certains principes fondamentaux de narratologie, optimiser le gameplay, insérer ou pas des cinématiques, réfléchir au level design ou encore, pour beaucoup d’équipes créatives, résister à l’un ou l’autre crunch, ces périodes intensives où les concepteurs semblent courir derrière le chronomètre jusqu’à l’épuisement. L’exercice est encore plus ardu quand il s’agit d’adaptation : à toutes ces considérations (non exhaustives), il convient alors d’ajouter l’observation plus ou moins stricte des bases narratives et visuelles préexistantes, la capacité d’identifier et de décliner les idées-forces de l’œuvre adaptée, mais aussi, comme c’est le cas avec la saga Harry Potter, de composer avec une série d’intervenants plus ou moins ouverts à vos idées – de J.K. Rowling à Electronic Arts en passant par les studios Warner Bros., tous pouvant faire valoir, à des échelles diverses, un droit de regard.
Pour raconter une histoire pluriannuelle couvrant la création de quinze jeux sur différentes consoles et impliquant pas moins de six studios, Gaëtan Boulanger a dû investiguer, comme il nous l’a précisément expliqué. « J’anime une chaîne YouTube avec des amis à moi, The NAYSHOW, pour laquelle on réalise souvent des rétrospectives des jeux qui nous ont marqués […] Notre nouveau challenge était Harry Potter ! On aime compléter nos vidéos à l’aide d’informations sur la création des jeux, afin de faire à la fois une partie historique et une partie analyse, puisque certains éléments de la genèse d’un titre peuvent expliquer ses qualités et ses défauts. Le problème pour Harry Potter était qu’il n’y avait aucune information ! […] Alors on a commencé à interviewer quelques développeurs nous-mêmes, en les contactant via LinkedIn simplement en reprenant les crédits des jeux, et on a eu plein de réponses très intéressantes ! Mais certaines réponses n’arrivaient qu’après le tournage de nos vidéos, et certains échanges continuaient longtemps, car il y avait toujours de quoi creuser. J’étais frustré que cette mine d’anecdotes passionnantes ne serve à rien, alors j’ai réfléchi à l’idée d’en faire un livre… » De ces échanges est né Dans les coulisses des jeux vidéo Harry Potter, un ouvrage passionnant et foisonnant de détails (504 pages en format 16×24 cm).
L’auteur remonte aux premiers succès d’Electronic Arts pour narrer l’adaptation de la saga Harry Potter sur différentes consoles – PlayStation, GameCube, Xbox, Game Boy Color, Game Boy Advance ou encore PC. Et quand on lui demande si un tel succès aurait été possible sans le concours d’EA Games, il se montre prolixe. « La sortie simultanée, sur toutes les plateformes possibles et à la même date partout dans le monde, est un tour de force qu’EA Games maîtrisait. Ils faisaient ça pour beaucoup de leurs franchises, dont FIFA évidemment. Ce n’était vraiment pas le cas de tous les éditeurs à l’époque […] Même des gros éditeurs comme Ubisoft avaient parfois un peu de mal à proposer leurs jeux sur toutes les consoles en même temps : Splinter Cell est d’abord sorti sur Xbox avant de sortir sur les autres machines de nombreux mois plus tard […] Mais un autre éditeur aurait peut-être privilégié une seule machine et, ce faisant, aurait pu se concentrer pour réaliser un meilleur jeu. Aurait-il cependant réussi à sortir son jeu en même temps que le film ? Aurait-il touché autant de joueurs sur une seule console ? Ce n’est pas sûr. Les premiers Harry Potter par EA Games étaient dans l’ensemble de bons jeux, sans être exceptionnels pour autant, mais je ne sais pas si on aurait pu faire mieux avec pour exigence le fait de sortir en même temps que le film… »
Dans le détail des adaptations
Tout au long de son ouvrage, Gaëtan Boulanger s’intéresse aux difficultés et spécificités qui ont entouré et caractérisé chaque jeu. Il rappelle que le recours à des studios externes s’explique pour partie par le manque de temps (quinze mois environ) dont disposait EA Games pour décliner Harry Potter sur plusieurs consoles. L’objectif pour Electronic Arts UK est alors de superviser l’ensemble des productions tout en s’assurant de la préservation d’un équilibre graphique et narratif d’ensemble. Au départ, le mot d’ordre est simple : « Soyez Harry Potter ! » C’est ce principe élémentaire qui va guider les équipes d’EA Games, d’Eurocom, d’Argonaut Games ou d’Amaze Entertainment. Très vite, Bullfrog Productions est phagocyté par EA Games, un tiers du personnel démissionne et le reste des effectifs est alloué à la réalisation des jeux Harry Potter. Danny Bilson assure la liaison entre Warner Bros. et EA Games. Les sorts et le bestiaire sont plus ou moins harmonisés. Et J.K. Rowling participe à des réunions créatives tout en mettant de précieux documents à disposition des équipes artistiques. « J.K. Rowling était très occupée par le début de la rédaction du cinquième tome, par son travail avec les équipes du film et par la rédaction de ses petits livres Les Animaux Fantastiques et Le Quidditch à travers les Âges. Quelque part au milieu de tout ça, elle a réussi à se montrer disponible pour rencontrer les équipes d’EA Games au cours de nombreuses réunions créatives. Elle a pu expliquer en détail son univers, imposer des règles que les développeurs devaient absolument respecter. Elle apportait des retours constructifs sur ce qui lui plaisait et ne lui plaisait pas. Si jamais elle devait fermer une porte, elle proposait toujours une nouvelle éventualité aux développeurs. Tous ceux ayant eu la chance de la rencontrer n’en disent que du bien. En plus de ces réunions, elle a aussi envoyé des tas de documents à EA Games et son équipe, et s’est montrée quotidiennement disponible pour répondre aux questions des développeurs. A priori, tout ce qui est dans les jeux a au préalable été validé par elle ou ses équipes. En cela, elle a vraiment eu un rôle de consultante. »
La seconde adaptation, Harry Potter et La Chambre des Secrets, implique cinq jeux sur sept machines différentes et voit Warner Bros. resserrer la bride en se montrant plus interventionniste. Ce n’est qu’une nouvelle épreuve parmi tant d’autres : avant et après La Chambre des Secrets, et en dépit des succès rencontrés par les adaptations vidéoludiques, le travail effectué sur la saga Harry Potter a donné lieu à des périodes successives d’euphorie et de détresse, dans des proportions qu’il serait impossible de quantifier avec justesse. Résistances au sein des équipes créatives, écueils dans l’extension de l’univers de J.K. Rowling, pressions dues à l’urgence perpétuelle, gameplay insatisfaisant, incohérences, moteurs à développer ou à améliorer, character design sujet à moqueries (Hagrid sur PS1), positionnement incertain sur la 2D, la 2,5D ou la 3D, difficultés inhérentes à la jouabilité du Quidditch, démissions en cascades, collaborations impromptues (sur Catwoman par exemple), film avancé occasionnant un crunch, incompatibilité entre le temps imparti et la volonté de concevoir des jeux AAA : les adaptations vidéoludiques de Harry Potter ont été à la fois formatrices et douloureuses, un état de fait que Gaëtan Boulanger parvient à restituer avec clarté et talent. Mais au fond, que retient-il lui-même, en tant que joueur, de ces jeux ?
« Si la série Harry Potter occupe une place de choix dans l’industrie vidéoludique, c’est surtout dans le coeur des joueurs qui ont grandi avec. Ce sont des titres qui étaient particulièrement adaptés à un jeune public, d’autant plus à une époque où Harry Potter était au centre de l’attention et faisait déjà rêver ces joueurs plus jeunes. À part cela, cependant, difficile de dire que les jeux Harry Potter occupent une place particulière : ce ne sont pas des jeux qui révolutionnent quoi que ce soit, ils n’ont pas eu un impact particulier dans l’industrie et, en cela, c’est plutôt étonnant d’écrire un ouvrage sur cette série. Mais il n’empêche que ce sont des jeux qui restent dans les mémoires, qui ont bercé toute une génération (la mienne) comme la génération précédente a pu être bercée par les Roi Lion ou Aladdin sur NES/Mega Drive, et c’est déjà suffisant pour en faire un sujet d’étude intéressant ! »
Pour en attester, il suffira au lecteur de se reporter à cet ouvrage captivant.
Dans les coulisses des jeux vidéo Harry Potter, Gaëtan Boulanger
Pix’n Love, novembre 2019, 504 pages