Grand Union, de Zadie Smith : un exercice littéraire inégal aux airs de non finito ?

En mars 2021 paraissait chez Gallimard Grand Union, de Zadie Smith. L’autrice britannique nous a habitués à des romans complexes, mais Grand Union est un recueil de nouvelles. Dix-neuf histoires composent ce livre de 284 pages. On le sait, les maisons d’édition réservent le droit de publier des recueils de nouvelles aux auteurs déjà connus. Aucun novice n’aurait le privilège de publier des nouvelles sans avoir auparavant fait ses armes et son nom avec plusieurs romans à succès.
Y aurait-il une raison cachée derrière cette pratique ? Les recueils de nouvelles peuvent-ils parfois flirter avec un travail littéraire moins abouti ?
Grand Union tend à pencher en faveur de cette théorie : Zadie Smith nous livre ici davantage un exercice littéraire qu’un recueil de nouvelles abouti. Les dix-neuf nouvelles sont indéniablement inégales. Peut-être une manière d’introduire le non finito en littérature…

Ce qu’on apprécie dans Grand Union et dans l’oeuvre de Zadie Smith en général, c’est son intérêt pour l’identité, notamment pour les communautés minoritaires telles que les personnes non blanches, en particulier les femmes noires. Tout au long de ces dix-neufs récits courts, l’autrice questionne l’identité aussi bien sexuelle, raciale, religieuse que sociale. Le problème est que Grand Union n’apporte rien de neuf. La dénonciation laisse l’impression d’être déjà vue et de n’amener rien de nouveau – en plus, elle n’est pas suggérée pour que le spectateur la comprenne, elle lui est énoncée. C’est particulièrement le cas dans la nouvelle La Rivière Paresseuse qui énonce des clichés sans proposer aucune solution et sans faire réfléchir le spectateur. La nouvelle nous paraît d’ailleurs plus paresseuse que la rivière, sa lecture – comme celle du reste du livre – s’avère poussive. 

Car Grand Union est malheureusement plombé par une collection de défauts qui rendent la lecture difficile. Le propre du livre est de dénoncer, divertir ou faire réfléchir. Ici, la dénonciation, on l’a vu, est sans intérêt et sans nouveauté. Le livre n’est pas davantage divertissant : Zadie Smith s’attache à nous dépeindre des histoires ennuyeuses, peu intéressantes. Un côté déprimant se dégage de l’ensemble : tout est critiqué constamment. Le ton est aigre, Zadie Smith semble tout regarder d’un œil noir ou hautain sans qu’on comprenne réellement pourquoi. Il se dégage quelque chose d’acariâtre et d’aigri de la narration qui revient pour beaucoup de personnages. Le texte est aussi régulièrement pollué par un langage cru, inutile et vulgaire. Il n’est pas vulgaire parce qu’il est cru mais parce que ce côté cru est gratuit. Les tentatives d’humour sont ratées et un côté donneur de leçons émerge de l’ensemble. Au final, le livre tire vers le bas sans avoir la beauté et la poésie que peuvent revêtir un regard mélancolique, nostalgique ou même une complaisance dans la tristesse. La plume n’est pas particulièrement belle et elle semble trempée dans l’acide.

Seules quelques nouvelles sont intéressantes sur l’ensemble. Johanna Thomas-Corr du Guardian écrit d’ailleurs que « au moins huit des dix-neuf histoires de Grand Union ne sont pas très bonnes »… Ces nouvelles donnent l’impression de ne pas avoir été travaillées. De se résumer à un exercice de spontanéité qui se révèle lassant. Beaucoup n’ont pas de réelle narration ni d’histoire à proprement parler. Il ne s’agit que des réflexions de l’autrice – par exemple, l’observation de la rivière artificielle de la piscine d’un hôtel dans La Rivière Paresseuse. Réflexions, on l’a dit, très négatives. Cela dénote un problème : par rapport à un roman réfléchi, construit et articulé, ces nouvelles sont trop légères. On n’y accroche pas et seuls les défauts ressortent au lieu de la richesse de ce qui aurait pu se passer. Cela renforce cette impression d’exercice littéraire et de remplissage.
L’une des meilleures nouvelles du recueil est Mlle Adele et les corsets et elle n’a rien d’exceptionnel. Il s’en dégage encore une fois quelque chose de triste qui n’apporte ni regard neuf, ni solution. La surprise qui apparaît en milieu de récit est mal amenée et révélée avant d’être exploitée, ne provoquant finalement paradoxalement que peu de surprise. De surcroît, la nouvelle a une drôle de manière de dénoncer le racisme et la discrimination – notamment sexuelle – en énonçant sans la moindre gêne de nouveaux clichés racistes (probablement en toute inconscience) !

Enfin, c’est lorsqu’on parvient à la nouvelle Situation de blocage qu’on est soudain frappé par le problème majeur de Grand Union : sa narration. Le ton, on l’a dit, est volontiers critique, négatif, complaisant. Nouvelle après nouvelle, quelque chose dérange : que le narrateur soit interne ou externe, attaché à décrire les émotions et pensées de personnages différents, il s’exprime toujours de la même manière. Si cela saute aux yeux dans Situation de blocage, c’est parce qu’elle est censée être narrée par Dieu lui-même, or, voilà que, contre toute attente, Dieu s’exprime également avec le même ton moqueur et aigri que le narrateur décrivant les pensées de Mlle Adele, ou celles de Monica, mère quadragénaire se rappelant ses expériences sexuelles lors de ses années étudiantes dans L’éducation sentimentale, ou le narrateur de La Rivière Paresseuse ou Bien sous tous rapports ou Paroles et musique, etc. ! Le ton est toujours le même : celui de Zadie Smith.

La narration et le ton ne sont aucunement adaptés aux personnages ou aux situations – alors même qu’on lit des histoires très différentes les unes des autres. On retrouve pourtant toujours le même langage acerbe, les mêmes critiques décomplexées, la même vulgarité, le même humour raté. Le constat est simple : on ne lit pas des nouvelles avec une écriture y correspondant. On lit Zadie Smith qui raconte. Et du coup, c’est terrible, mais au-delà des phrases, au-delà des paragraphes, le lecteur est dérangé par quelque chose de flagrant qui le sort de la narration : il voit les ficelles.
Bien sûr, on ne peut pas ici invoquer le style comme défense : le style s’adapte aux situations, et indépendamment du style, des personnages différents ne peuvent pas tous s’exprimer de la même manière, sur le même ton, avoir les mêmes pensées et les mêmes opinions. En plus de ne pas être crédible, cela détruit leur expérience identitaire personnelle et dans le même temps, les questions que tente de soulever le recueil à ce propos.

Dans Grand Union, la narration ne fait pas sens : la forme n’est pas adaptée au fond. Zadie Smith ne s’efface pas au profit de ses personnages. Elle n’est pas un vecteur de leurs pensées, ils sont un vecteur de la sienne, en toute incohérence. Cela, bien sûr, se remarquerait moins dans un roman narré d’un point de vue externe qui ne suivrait les pensées que d’un seul personnage. Dans un roman à plusieurs voix, cela serait déjà un problème. Ça l’est encore plus dans un recueil de nouvelles censées être indépendantes – car rien ne lie les nouvelles les unes aux autres. Et d’autant plus dans la nouvelle où c’est Dieu qui s’exprime exactement de la même manière. Là, le mécanisme devient franchement grossier. Il donne l’impression que les personnages ne sont pas travaillés et c’est le cas, tout comme les intrigues. À tel point que ça en paraît assumé. Malheureusement, ça ne produit rien de positif. Quel est le but d’une telle manœuvre ?

Grand Union est donc un recueil de nouvelles inégal rappelant davantage un exercice d’écriture. Pour les amateurs de Zadie Smith, cela constituera peut-être un moyen de comprendre son processus créatif, un peu à la manière d’un non finito qui, en montrant l’écriture inachevée, flottante (ici au sens d’un exercice), montre dans le même temps, l’acte d’écrire au moment de l’écriture (et non pas fini et publié). Un peu à la manière d’un Michel-Ange qui, en laissant des parties non sculptées, à peine émerger du marbre brut, montrait dans le même temps la sculpture achevée et l’acte de sculpter.

Grand Union, Zadie Smith
Gallimard, 2021, 284 pages