Rencontre avec Shahrbanoo Sadat à propos de son film Wolf And Sheep

Wolf and Sheep a été cette année l’un des premiers films afghans présentés dans la sélection cannoise de la Quinzaine des Réalisateurs. Qu’il soit de plus signé par une jeune femme de 25 ans en fait définitivement une œuvre unique. Il ne nous en fallait pas tant pour avoir envie de la rencontrer.

« Montrer un Afghanistan réel, c’était très important pour moi »

shahrbanoo-sabat-interview-wolf-and-sheepLa première question que l’on se pose en regardant ton film, c’est ton intention première. Est-ce que tu voulais raconter ton enfance dans le village, ou te servir de ce point pour raconter une histoire qui se voudrait universelle ?

Shahrbanoo Sadat : Un peu les deux en fait. Evidemment, je voulais parler de mon enfance et montrer l’Afghanistan au public étranger. En réalité, au début moi non plus je ne connaissais pas mon pays puisque je suis née à Téhéran où mes parents étaient réfugiés depuis de nombreuses années. J’étais donc une iranienne sans les papiers officiels, et la seule chose que je savais de l’Afghanistan c’était qu’il y avait la guerre sans que je puisse dire qui se battait contre qui. J’essayais de cacher mon identité, c’était embarrassant. Et puis, alors qu’on n’y croyait plus, on a appris que la guerre s’était arrêtée en Afghanistan. C’était en 2001, j’avais 11 ans, et le gouvernement iranien nous a vite fait comprendre qu’il était temps que nous rentrions chez nous, en empêchant à mon père de travailler dans son usine de plastique et en me refusant l’accès à l’école. En moins de 10 jours, j’ai complètement changé de vie : on a quitté Téhéran pour s’installer dans ce petit village où j’ai expérimenté la vie afghane. Je ne comprenais rien au début mais petit à petit j’ai appris comment marchait cette culture. Dans ce film, je veux montrer la quintessence des 7 années que j’ai passées dans ce village et casser les clichés autour de ce pays.

Quelle part de toi est-ce que tu as mise dans l’écriture des personnages ?

Shahrbanoo Sadat : J’ai voulu faire partager mon point de vue d’observatrice sur ce village, parce que pendant toutes les années que j’y ai passées, je passais mon temps à observer les autres. En cela, j’étais un peu comme Sediqa, qui est une « outsider », qui se sent rejetée, comme moi qui, en arrivant, ne parlais pas du tout la langue. On aurait dit que mes parents m’avaient emmenée sur une autre planète ! J’ai mis des années pour m’y faire mais j’avais du mal à me faire des amis donc j’étais assez solitaire. En 2010, j’ai connu à Kaboul un garçon qui est devenu mon meilleur ami, même s’il avait 18 ans de plus que moi, et qui avait grandi dans le même village que moi, dans les années 70.  C’était amusant parce qu’on partageait les mêmes souvenirs, comme si le temps s’était arrêté dans le village. C’est pour ça que dans le film, j’ai essayé de créer un temps fictionnel où nous deux partagions notre enfance dans le village et où nous vivions une belle amitié, même si elle est de courte durée. Donc, oui, on peut dire que je suis Sediqa et mon ami est Qobrat.

« Tout ce que je sais aujourd’hui du métier de réalisatrice, je l’ai appris à l’Atelier Varan »

J’imagine qu’au village, les habitants ne connaissent pas le cinéma, mais est-ce que, en arrivant de Téhéran, tu avais déjà une certaine passion pour le 7ème art, ou est-ce que c’est à ton arrivée à Kaboul quand tu avais 18 ans, que tu t’es découvert une carrière dans ce domaine ?

Shahrbanoo Sadat : L’Iran, c’était le pire endroit pour être un réfugié. Il y avait de la discrimination et même de l’humiliation envers la population afghane, donc là-bas j’en étais venue à penser que je ne pouvais pas avoir de rêves. Quant au cinéma, c’était un monde très loin de nous, que l’on imaginait comme réservé aux riches ou aux intellectuels. Je crois que, à Téhéran, je n’étais allée qu’une seule fois au cinéma avec l’école, pour voir un dessin-animé. Même la télévision à la maison n’avait que deux chaînes, consacrées à la propagande. Ensuite, en Afghanistan, dans le village, il n’y avait pas l’électricité et mon grand défi était alors d’aller à l’école pour continuer mes études. Je n’ai pas pu convaincre mon père de partir en ville, parce qu’il se plaisait dans le village, donc j’ai oublié le cinéma. Quand je suis arrivée à Kaboul en 2008, mon rêve c’était d’étudier la physique, mais à l’université je me suis trompée, j’ai passé un examen pour faire des études de Cinéma et de Théâtre. Je n’ai compris où j’étais que quand j’ai été admise, et je ne pouvais plus faire demi-tour sans risquer de perdre encore un an. Je n’ai commencé à étudier le cinéma que pour avoir une raison de rester en ville.

De ce que tu sembles dire, le cinéma a l’air bien plus accessible à Kaboul qu’à Téhéran…

Shahrbanoo Sadat : Il n’y a pas de cinéma à Kaboul ! Il y a bien eu 7 ou 8 bâtiments de projection qui avaient été construits par les soviétiques, mais ils ont été détruits, ou transformés en parking. Il reste quelques endroits clandestins où sont projetés des films bas de gamme indiens ou américains, mais ils sont interdits aux femmes. Ça fait peur ! En plus, il n’y a pas de production de fictions locales. Là-bas, le cinéma ça reste un lointain souvenir des années 80, celui de gens qui font la queue pour voir un film afghan.

Et pourtant, c’est à l’Université de Kaboul que tu t’es dit que tu avais une belle histoire à aller filmer dans la montagne ?

Shahrbanoo Sadat : Non, parce qu’après seulement un mois à l’université, j’ai compris que ceux qui étudiaient le cinéma, c’étaient les mauvais élèves qui n’avaient pas pu rentrer dans une meilleure faculté. Du coup, je suis partie au bout de quelques semaines. Après, je suis allée un peu par hasard dans un centre de formation français et j’y ai suivi ce qu’on appelle l’Atelier Varan. Ça a duré trois mois, j’étais avec neuf autres jeunes gens, et c’est lors de cet atelier que, pour la première fois, j’ai pu regarder des films et réfléchir sur leur fabrication. Je peux dire avec beaucoup de fierté que tout ce que je sais aujourd’hui du métier de réalisatrice, je l’ai appris à l’Atelier Varan pendant ces trois mois !

Et les jeunes avec qui tu étais, ils étudiaient le cinéma mais sans vraiment savoir ce que c’était ?

Shahrbanoo Sadat : Pas tout à fait, la plupart d’entre eux était comme moi, ils avaient vécu ailleurs, en Iran ou au Pakistan. Ils connaissaient beaucoup plus que moi, certains avaient fait de la photographie ou travaillé sur des courts-métrages. J’étais celle qui en connaissais le moins, il a fallu que je fasse beaucoup d’efforts.

« Ce que je veux, c’est faire des films ! »

Et comment est-ce que tu as eu l’idée d’emmener le matériel de l’atelier dans le village et d’y filmer une histoire ?

Shahrbanoo Sadat : Le crédo de l’Atelier Varan, c’est le cinéma-vérité, donc on nous a beaucoup parlé de l’observation et du réalisme. Et je trouvais que tous les films sur l’Afghanistan manquaient de cette honnêteté, aussi bien chez les réalisateurs afghans qu’étrangers. J’ai voulu faire un film dans ce style de cinéma-vérité mais dans une fiction, et donc rester connectée au réel comme pour un documentaire. Cela impliquait une vérité de lieu et de personnages, donc faire tourner des gens qui soient vraiment de là-bas, sans costumes ni décors truqués. Montrer un Afghanistan réel, c’était très important pour moi… Et bien, je n’ai pas pu ! En 2014, c’était une année électorale et tout le système était ralenti, on était dans la crainte permanente qu’une guerre civile éclate à nouveau. En plus, à la même période, les troupes américaines puis françaises se sont retirées du territoire. Certains de mes amis ont même quitté Kaboul, parce que c’était trop dangereux et qu’ils avaient perdu l’espoir. Il y avait des attaques tous les jours, et je restais dans mon appartement, sans pouvoir sortir, à travailler mon script sur cet Afghanistan réel mais tout en occultant tout ce qui se passait dans la rue.

Tu n’as jamais perdu l’espoir d’aller filmer ton histoire?


Shahrbanoo Sadat : 
Deux fois, j’ai retardé le tournage, parce que c’était encore trop risqué et je ne voulais pas faire prendre de risques à cette équipe. J’en suis venue à me dire qu’il allait falloir recréer le village dans un autre pays. C’était mon premier grand projet, donc j’y tenais même si ça a été très dur de trahir mon envie de réalité, c’était comme un suicide pour moi ! Il fallait que je me rende à l’évidence que je n’avais pas le choix et j’ai commencé à chercher des nouveaux endroits où filmer. Le Maroc, l’Iran, la Chine et même plusieurs anciennes républiques soviétiques… et finalement, j’ai choisi le Tadjikistan parce que les paysages ressemblaient à ceux autour de mon village. Je suis devenue directrice artistique, à dessiner les plans des maisons avec des constructeurs, et on a refait un village à l’identique au Tadjikistan. Ensuite, il fallait emmener les 38 afghans qui allaient jouer. C’était des gens de la famille de mon père ou de mon village à qui j’ai dû faire des cartes d’identité, parce qu’ils n’étaient pas enregistrés, des passeports et ensuite seulement des visas. Sauf que, à l’ambassade du Tadjikistan, à ce moment-là les afghans étaient sur la liste noire par peur des talibans. Le seul vol Kaboul-Douchanbé avait été annulé… et sur le marché noir, c’était 2000$ le visa ! J’ai voulu expliquer au consul, mais il me prenait pour une folle. J’ai bataillé, j’ai fait des démarches auprès de toute la bureaucratie pour apporter toutes les garanties que les gens que je voulais emmener au Tadjikistan n’avaient rien à voir avec les talibans !

Maintenant que ton film a été présenté en Europe, est-ce que tu comptes repartir te battre contre ce système archaïque pour moderniser le cinéma afghan ?

Shahrbanoo Sadat : Je ne pense pas avoir le pouvoir de faire ça. Bien sûr, je vais retourner à Kaboul, j’ai toute ma vie là-bas, et mes rêves aussi sont à Kaboul. Mais je ne sais pas si je peux rêver de changer le cinéma afghan. C’est un milieu tellement corrompu ! Les réseaux de production et de distribution sont une vraie mafia et je n’ai pas l’énergie de m’attaquer à tous ces cercles. Ce que je veux, c’est faire des films ! Je veux continuer à raconter des histoires de mon point de vue, et aussi de celui de l’ami dont j’ai parlé plus tôt. Wolf and Sheep n’est que le premier d’une série de films qui conserveraient le même personnage, mais joué par des acteurs différents.

Vous découvrirez le fruit de ce travail acharné et passionné le 30 novembre au cinéma.

Wolf ans Sheep : Bande-annonce

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