Après la découverte du film Les Bienheureux, place à l’interview avec sa réalisatrice Sofia Djama et l’une des principales actrices, Lyna Khoudri, qui interprète la jeune Feriel.
D’où est venue l’idée de filmer Alger avec ce récit qui se déroule sur une nuit ?
Sofia Djama : « J’ai écrit une nouvelle il y a quelques années qui s’appelle Un verre de trop. Cette nouvelle éditée aux Lettres Françaises m’avait donné l’envie de repartir sur un plateau de tournage. En fait, Les Bienheureux est mon deuxième plateau réellement. À l’époque, j’avais fait un court métrage, j’avais adoré l’expérience. C’est violent un plateau, il n’y a rien de plus insupportable, parce que c’est irréel, le temps est irréel, les relations sont exacerbées. Et en même temps, c’est tellement dense qu’on a envie de répéter l’expérience. Et l’expérience n’est jamais la même. Et donc je commençais à travailler l’adaptation. À l’époque, je maîtrisais complètement la liberté que j’avais sur l’adaptation puisque j’en étais l’auteur, et donc ça a donné Les Bienheureux. La nouvelle n’a pratiquement plus rien à voir avec le film puisque les enjeux se sont diversifiés. Le film et le livre s’ouvrent et se terminent sur Alger, et le délitement de couple à travers la déambulation dans la ville, sont les seuls points communs. Et s’est ajouté à cela le point de vue des jeunes qui était mon point de vue à l’époque puisque je l’ai situé en 2008. Donc voilà comment a démarré l’aventure, c’est un objet littéraire qui m’a amené à un autre, scénaristique. »
Le récit se passe principalement de nuit, c’est un choix bien particulier…
Sofia Djama : « L’idée c’était Altman. Robert Altman est un réalisateur que j’affectionne particulièrement, même si on en est loin dans la proposition. Et j’avais besoin de raconter ça sur une nuit, un jour. Résumer l’Algérie en un jour, à priori c’est impossible. Mais je savais que je pouvais raconter l’histoire d’un pays par l’intimité. Et l’intimité pour moi, c’est la nuit. Et j’avais besoin de situer ça. Le paroxysme de l’histoire se situe dans la nuit. Je suis littéraire de formation, et dans la formation littéraire, il y a quelque chose qu’on appelle le voyage du héros qui est un concept lié à la nuit. Donc, pour moi, l’enjeu ne pouvait être que dans la vérité de la nuit. »
Les adultes ont une trajectoire dessinée dès le début du film : ils vont voir leurs amis, puis vont fêter leur anniversaire… L’une des choses formidables du film se situe du côté des jeunes. Tels des héros du néo-réalisme italien, ils errent, sans but. Et les enjeux se dessinent au fur et à mesure de leur errance. Il y a d’ailleurs un plan génial dans le film, Fahim arrive au bar et demande un café. Il le boit tranquillement tandis que le jeune barman regarde la télévision. Et il ne se passe rien. Et en même temps, bien des choses ont lieu devant nous.
Lyna Khoudri : « C’est la vie. C’est exactement ça. Et cet acteur, le petit gars du bar, est génial. Cette gueule que tu vois à Alger, que tu croises… Dans leur regard, il se passe tellement de choses en fait, et on a envie de lui dire : « vas-y, raconte moi ta vie ». C’est vrai que je l’aime beaucoup cette séquence. »
Justement, en tant qu’actrice, comment on travaille un héros errant sans trajectoire définie.
Lyna Khoudri : « C’est une bonne question. »
Sofia Djama : « Elle était plus déterminée pour toi peut-être, un peu moins pour Amin (qui interprète Fahim, le fils d’Amal et Samir). »
Il y a le personnage du policier qui tend à lui dessiner un chemin.
Lyna Khoudri : « Oui, c’est ça. Et je vois complètement ce que tu veux dire. En fait, j’ai l’impression qu’on ne se pose pas de questions. Et c’est l’avantage. Effectivement, c’est pas une success story où le personnage a envie de devenir ci ou ça, comme dans beaucoup de films. Où il y a toujours un but pour les personnages. Je pense que c’est tout de même plus facile de se faufiler dans la vie, de se laisser emporter comme si on était à Alger. Et il suffisait de vivre à Alger pour comprendre. »
Sofia Djama : « C’est ta ville aussi. »
Lyna Khoudri : « Je suis née là-bas, j’y ai pas grandi mais j’y retourne souvent. J’y ai plein d’amis et mon papa qui y vivent. Donc j’avais compris la détermination d’une jeune fille de dix-huit – vingt ans qui vit à Alger et qui doit constamment se battre. Mais simplement, sans être dans une forme de revendication. »
Sofia Djama : « Oui il n’y a de rien de revendicatif, c’est de la négociation. »
Lyna Khoudri : « Oui, c’est ça. Il y a une scène qui n’est pas dans le film, où Feriel marche et se fait arrêter par des gars. Et elle se retourne et dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? On discute ? On fait quoi ? » Tu vois, elle se fait accoster tout le temps. C’est vraiment ça. En bougeant, même l’équipe technique, je pense à la scripte avec son sac à dos qui marchait tout le temps dans Alger. À un moment donné, elle était devenue Feriel elle aussi tu vois. »
Sofia Djama : « Au début ça n’a pas marché. »
Lyna Khoudri : « Après elle a compris, au bout d’un mois, deux mois et demi de tournage. Je voyais même en elle qu’elle avait capté quelque chose. Elle avait ce truc de femme de parler avec les gens et de repartir. Elle savait qu’il ne fallait pas passer dans la rue à droite à cause de jeunes qui trainaient et qu’il fallait passer dans la rue un peu plus loin. Donc il y avait ces compromis là. En fait, on comprend. Et c’est trop bien de ne pas avoir forcément un but ultime à défendre (…). Là, c’est vraiment la vie de quelqu’un, le quotidien. »
« Il y a une expression algéroise que j’adore : « léguia ». Elle est géniale. Elle résume philosophiquement ce qu’est un algérien de vingt, vingt-cinq ans, trente ans – après trente ans, on est dans d’autres problématiques – : « je ne suis qu’une brindille d’herbe qui ne demande qu’à vivre. »
– Sofia Djama –
Sofia Djama continue : « C’est tout, on ne demande pas plus. C’est un pays qui a été abîmé, il y a eu l’indépendance en 62’ au prix de violences, juste après, on a un régime totalitaire donc de la violence, et en 88’ on se libère d’un régime totalitaire, puis ça va bien trois ans, et on bascule à un parti islamiste fasciste, puis on bascule dans une guerre civile. Et aujourd’hui, ce à quoi aspire un jeune algérien moyen, c’est la vie, simple, on demande pas plus que ça. On veut pouvoir avoir une vie banale, d’une banalité incroyable. Et c’est ce que je voulais raconter. Donc l’errance fait partie de ça. (…) Tous les jeunes du monde aspirent à jouir de la vie, de façon simple, et l’ennui des algérois est cosmique. Il y a un même mot pour ça, intraduisible (…) je n’arrive pas à traduire ce mot, c’est entre l’ennui, l’errance, le vide. Il n’y a plus terrible pour un jeune que le vide, l’absence de perspective. »
« Je vois la façon dont elle parle d’Alger, sa tonalité, le rythme de sa voix. Sa façon de poser les choses, c’était elle, c’était Feriel, elle était là. »
– Sofia Djama à propos de Lyna Khoudri –
Comment as-tu fait pour éviter de marcher sur les autres rôles, et a contrario, pour éviter de te laisser marcher dessus par les autres personnages ?
Lyna Khoudri : « C’était quand même écrit au scénario. C’était tellement fort pour moi, même pour les garçons. C’est tellement fort de raconter 2008 à Alger, dix ans après une guerre civile que notre ego était complètement laissé de côté. On faisait un travail de restitution de l’histoire. On voulait être juste, essayer de vraiment comprendre. J’ai conseillé aux garçons de traîner à Alger, et ils m’ont écouté et ils ont fait beaucoup plus que ce que je leur avais conseillé (…). Ils se sont tellement laissés engloutir par Alger qu’ils étaient vraiment dans la recherche de la vérité la plus juste. Ils m’ont étonnée, j’étais vraiment surprise du travail qu’ils ont fait (…). On travaillait le soir ensemble, on faisait nos scènes ensemble. »
Sofia Djama : « Ça a commencé aux répétitions à Paris. L’idée était de trouver le trio parfait. Lyna était trouvée, mais fallait obtenir le trio qui colle. Quelle joie de trouver Adam et Amin. Mais après, les répétitions m’ont amené à autre chose. C’est-à-dire qu’à un moment donné, ils ont tellement compris l’intention du scénario et l’intention des dialogues qu’ils m’ont offert des dialogues. Ils m’ont offert des répliques au début en impro au moment des répétitions. Puis lors du tournage, on a eu de l’improvisation. »
« Les jeunes n’ont pas de problèmes avec cette ville, ils sont prêts à la regarder. Ils l’affrontent. Ils se trouvent des espaces de liberté tandis que les adultes sont confinés dans leur voiture, ils s’enferment dans leur appartement, les restaurants… »
– Sofia Djama –
Lyna Khoudri : « On s’est beaucoup laissé aller. On n’était pas du tout dans : « Ah, là j’ai pris trop de place, vas-y, je vais en laisser un peu… », non, on était vraiment dans un débat d’idées (…). Après on se disait que Sofia couperait ce qu’elle n’aime pas. On s’est complètement laissé aller dans le truc. »
Sofia Djama : « (…) Du coup, ça ne fait qu’alimenter leurs personnages, et donc ça m’apporte de la justesse au montage, la séquence de chambre, j’avais envie de pleurer parce que j’ai dû couper alors que j’en avais pas envie, tout était bon. En revanche, concernant les adultes, on était plus dans les dialogues. Il y avait moins d’improvisation, on était plus tenus dans le texte. Pour des considérations d’ordre filmique, je n’ai pas capté les adultes comme j’ai filmé les jeunes. Les jeunes, on panote plus facilement, on se rapproche d’eux, on est plus frontal ; les adultes, je ressors un peu, la caméra est plus fixe, plus tendue. Il y a une tension qui est marquée, et là on était plus dans le texte. Il y a quand même le personnage d’Amal, Nadia (Kaci, l’actrice) qui s’autorise une improvisation au restaurant, au moment final où ça parle justement de l’Algérie, du coup c’est parti du vécu même de Amal / Nadia Kaci, parce que c’est quelque chose qu’elle a vécu, la guerre civile. Elle a quitté l’Algérie par rapport à la guerre civile. »
Remerciements : Sofia Djama, Lyna Khoudri, BAC Films, et Stéphane Picot pour ses photographies.
Les Bienheureux, sortie publique française le 13 décembre 2017.