Comme expliqué ici, avril et mai ont vu la cinéphilie française se concentrer à nouveau sur l’œuvre du grand Rainer Werner Fassbinder, auteur/acteur/réalisateur allemand. En parallèle de la rétrospective menée par la Cinémathèque française, l’éditeur-distributeur Carlotta s’est consacré au cinéaste, entre ressorties cinéma et vidéo d’une quinzaine de ses films ainsi qu’une série inédite en France : Huit heures ne font pas un jour. Séries Mania a profité de la sortie cinéma du feuilleton pour l’intégrer à la programmation « culte » de son festival. A cette occasion, retour sur une chronique familiale de l’Allemagne signée R. W. Fassbinder…
Synopsis : C’est soir de fête chez les Krüger-Epp, famille typique de la classe ouvrière de Cologne. Tous les membres du clan sont réunis pour fêter les soixante-six ans de la grand-mère, une veuve un peu fantasque qui vit chez sa fille, son gendre, et son petit-fils Jochen. Alors que ce dernier est parti ravitailler la troupe en champagne, il croise sur son chemin la jolie Marion et l’invite à se joindre à eux. Ce sera le début d’une grande histoire d’amour entre cet ouvrier toujours prêt à lutter pour plus de justice sociale dans son usine et cette jeune femme moderne et émancipée qui travaille dans un journal local. Entourés par leur famille, collègues et amis, Jochen et Marion apprendront à partager ensemble les joies et les difficultés du quotidien…
« Huit heures ne font pas un jour. »
Voilà ce que déclare l’un des personnages dans le premier épisode. Les huit heures sont celles passées par les ouvriers chaque jour à l’usine. Et si l’entreprise est un lieu où de nombreux grands drames prennent naissance (une prime supprimée ; un vieux contremaître décédé ; une mini-révolte), la vie ne s’arrête pas à ces huit heures. Le quotidien professionnel déborde de l’usine lorsque les ouvriers se retrouvent pour fêter ou s’endeuiller dans l’alcool (notez que les deux seront pratiqués en même temps dans la fiesta finale de l’épisode un). Jochen réfléchit à améliorer les conditions de travail de ses camarades ouvriers dans l’intimité. Et Marion, la petite amie de ce dernier, n’a que faire des préjugés de sa collègue selon laquelle Jochen ne serait pas un bon parti ni le bon bonhomme pour elle parce qu’il doit se salir les mains dans son difficile emploi. La délicieuse Marion sait que le travail ne définit pas un individu, Jochen est avant tout un individu avant d’être un ouvrier. Et il y a bien sûr tout ce qui complète ces vingt-quatre heures qui font un jour : les sorties au bar, les fêtes de famille, les promenades, le moment devant la télévision, le petit-déjeuner, soit le quotidien.
C’est justement ce que Fassbinder tend à capter : le quotidien d’une famille allemande « typique de la classe ouvrière » – comme le note Carlotta – au début des années 70 (la série a été réalisée en 1972). Et quand bien même la série se présente dans son générique comme une série familiale, Fassbinder réussit à proposer un show abordable par tous tout en utilisant son feuilleton télévisuel comme il l’a fait avec ses films : l’image est une fenêtre sur le monde, ici sur l’Allemagne au quotidien, avec ses luttes de pouvoir, combats sociaux, son bouleversement des mœurs, l’incompréhension ou la collaboration intergénérationnelle, entre autres. Le cinéaste utilise ici le 16 mm pour dépeindre avec brio les nuances de ce quotidien : du marron réchauffant la salle des Krüger-Epp au grisâtre dominant l’usine en n’oubliant pas le rose de la perruque de l’excentrique grand-mère ; on pense aussi à ce formidable ensoleillement des deux amoureux en ballade dans un parc ; ou encore, dans l’épisode deux, aux couleurs fassbinderiennes rose et turquoise de la crèche qu’on pourra retrouver dans Lola, une femme allemande neuf ans plus tard. Douglas Sirk n’est pas loin.
Chacun des cinq épisodes de la série se concentre sur un duo : Jochen et Marion ; Grand-Mère et Gregor ; Franz et Ernst… Ces jours non définis par les huit heures du monde ouvrier appartiennent à tous les personnages. Et les « huit heures », chacun les a, que ce soit en étant mère au foyer, en s’occupant bénévolement d’enfants dans une crèche, et cætera. Du rire aux larmes, du geste tendre d’un gamin à une gosse à une vilaine baffe lancée par un réac’ à sa femme en pleine phase d’anticipation, Rainer Werner Fassbinder réalise avec Huit heures ne font pas un jour une belle fresque feuilletonnesque sans cynisme qui radiographie justement l’Allemagne du quotidien dans toutes ses nuances.