Rencontre avec l’équipe de « Je suis un soldat »
En cette sixième journée du Arras Film Festival, un programme intéressant : la projection du film Je suis un soldat, dont la sortie est programmée au 18 novembre 2015, et la rencontre avec deux membres importants de son équipe, le réalisateur Laurent Larivière, et l’acteur Jean-Hugues Anglade.
Je vous invite d’abord à (re)découvrir la critique du film déjà existante ici. Mais ne vous inquiétez pas, je vais revenir rapidement sur le film, sans en faire une critique, mais juste quelques remarques.
Je suis un soldat, c’est justement l’histoire d’un « soldat » de l’ombre, Sandrine – interprétée par Louise Bourgoin –, servant une armée mafieuse oeuvrant dans le trafic canin. Un personnage qui obéit aux ordres, sans « broncher », sans poser de questions (ou alors très rarement) et qui va être le maillon d’une chaîne déjà bien huilée.
C’est un récit social et familial : Sandrine vient de perdre son boulot, et ne trouve aucun nouvel emploi, elle retourne alors chez ses parents dans le Nord-Pas-de-Calais. Dans sa famille, elle n’est la seule à connaître des drames : sa mère est humiliée au travail, mais elle n’en dit rien ; sa sœur et son compagnon habitent chez la mère car les travaux de leur maison n’avancent pas, et l’homme ne dit pas qu’il est complètement à bout ; son oncle, Henri – interprété par Jean-Hugues Anglade –, aide toute la famille mais cache de sombres secrets.
Le film est aussi un récit du mal, du bien, et surtout de l’entre-deux : Henri sert à la fois ses propres objectifs tout veillant la famille. Il est à la fois un salaud et un homme bienveillant, un homme empli par la solitude et un chef de « groupe », un solitaire et un amant…
La musique composée par Martin Wheeler (Michael Kolhaas, 2013) n’est pas sans rappeler celle composée par Cliff Martinez pour Only God Forgives (Nicolas Winding Refn, 2013) ou encore la bande-originale d’Enemy (Denis Villeneuve, 2014) de Danny Bensi et Saunder Jurriaans. Des sons ténébreux qui cherchent à capter la noirceur des individus, leur vide, leur obscurité, et aussi leur solitude et mélancolie.
Je suis un soldat est aussi la représentation d’un monde obscur et violent rarement dépeint au cinéma ou à la télévision (on peut toutefois trouver certains reportages sur le sujet), le trafic canin, d’êtres vivants, véritable mafia franco-belge dans le film.
C’est enfin le premier long métrage de Laurent Larivière, qui avait déjà fait six courts métrages auparavant, et un film sélectionné au festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard.
INTERVIEW – avec le réalisateur Laurent Larivière et l’acteur Jean-Hugues Anglade
Sur le rôle de Jean-Hugues Anglade
L’acteur incarne une image de patriarque charismatique plus rugueux que les personnages qu’il a précédemment incarné, est-ce un défi en terme d’incarnation ? questionne un collègue.
Quand il a lu le script, il a tout de suite vu le potentiel là, cette possibilité de faire autre chose que ce qu’il a l’habitude de faire, explique-t-il. Si dans Braquo, il incarnait un personnage plongé dans des situations de violence, il est ici bien plus dans l’incertitude, dans une autre complexité. On lui a aussi demandé de ne pas tailler sa barbe, rajoute-t-il amusé.
C’était le « potentiel (d’incarner un personnage qui ne peut) pas être forcément situé, jugé ». D’ailleurs : « mon grand rêve, jouer la chose et son contraire » explique l’acteur.
Sur l’idée d’un renouveau de l’acteur grâce à Braquo, alors qu’on l’imaginait souvent dans des rôles de rugueux, jusqu’à ce tournant
« De toute façon, forcément, soixante ans, c’est déjà un tournant » répond-il en riant. Dans son premier film avec Patrice Chéreau (L’Homme Blessé, 1983), il jouait un personnage nommé Henri, ici aussi : « on est presque à l’extrémité du parcours de l’acteur ». C’était un personnage qui lui faisait peur, car très compliqué à gérer, mais aujourd’hui, avec l’expérience qu’il a acquise, ça ne lui fait plus peur. D’ailleurs « ma silhouette incite, invite les réalisateurs à me donner des rôles très éloignés de moi » explique-t-il. « J’ai l’impression de voir un autre acteur jouer (…) c’est très très agréable. », poursuit-il.
Sur le point de départ du film
La trafic de chiens n’était pas le point de départ du film, c’était la honte sociale, notamment « qu’est-ce que ça signifie d’avoir trente ans et de sentir qu’on a rien accompli ? ». Le personnage repart alors chez elle, dans le Nord-Pas-de-Calais « très très loin de ses rêves de parisienne ».
Le film bascule de la question sociale dans le genre thriller avec cette plongée dans le milieu du trafic de chien, allégorie de la violence contemporaine. Un travail documentaire a été fait par l’équipe pour rendre crédible tout ce milieu dans le film. Ils expliquent aussi qu’ils ont découvert une réalité qu’ils ne soupçonnaient pas. Et le film travaille aussi la question : « Jusqu’où on est prêt à aller pour trouver une place dans la société ? ».
Sur la fin « positive » pour Sandrine, et « négative » pour Henri
« Va-t-il vraiment sombrer ? » répond le réalisateur, amusé. « Henri est très très malin dit-il. Il y a une forme de rédemption pour lui à la fin du film, mais qu’il marchande. C’est quelqu’un d’inconséquent, qui ne pense aux conséquences de ses actes, il est aussi très attaché à sa famille », explique Laurent Larivière.
« En voyant le film, et en écoutant notamment sa musique, je n’ai pu m’empêcher de penser aux bandes-son des films de Refn, notamment Only God Forgives, et à celles d’Enemy et Sicario de Denis Villeneuve, qui travaillent le mal latent en chacun d’entre nous, mais l’obscurité de l’espace environnant… Concernant Henri, vous avez dit qu’il était inconséquent, tout en étant très malin, et une aura ténébreuse semble se dégager de lui, prête à exploser mais se cachant le plus possible… Pourriez-vous nous en dire plus ? »
Les personnages ne sont pas tout blancs ni tout noirs, me répond-il. Il s’agissait de donner des éléments très contradictoires et contrastés. Le réalisateur est persuadé qu’Henri aime profondément sa famille, tout en étant cruel dans un même temps. Tous les personnages du film ont une complexité, poursuit-il.
La composition de Martin Wheeler est proche du sang. C’est une musique qui vient de l’intérieur des personnages. Pour ce faire, le compositeur a utilisé une clarinette basse avec laquelle il a joué des gammes aiguës pour créer ces sons étranges.
Quelle version le réalisateur a tourné ?
Le film a connu plusieurs versions de scénarios. Ils ont tourné la cinquième ou sixième version.
Sur la scène du bar où Sandrine se retrouve complètement seule, et où un vide se crée
C’était un moyen cinématographique de dire l’extrême solitude du personnage. Et ces idées de mise en scène étaient déjà pensées à l’écriture.
Sur l’usage de la chanson de Johnny Hallyday Quand revient la nuit avec ces fameuses paroles : « Je suis un soldat »… Ne serait-ce pas trop didactique ?
« Non, je peux vous dire que cette chanson est située très exactement au milieu du film, répond Laurent Larivière au collègue. Il s’agit d’une chanson fédératrice pour la famille, et en même temps, tous sont extrêmement seuls, ils ne disent pas leurs humiliations et leurs violences subies. »
https://www.youtube.com/watch?v=RsSFQ8kogwI
Ci-dessus, la chanson « Quand revient la nuit » de Johnny Hallyday
Sur le prénom « Henri »
Ce n’est pas un hommage rendu au personnage incarné par Jean-Hugues Anglade dans le film de Chéreau, c’est un hasard qui a touché le réalisateur, qui aime d’ailleurs le cinéma de Patrice Chéreau.
Le personnage a souvent les yeux baissés, remarque une collègue de la Voix du Nord, est-ce difficile de regarder les autres acteurs ?
Ça fait partie des questions que les acteurs se posent. Un regard baissé en dit plus qu’une phrase dite. Un regard baissé en dit plus qu’un regard direct.
Lors de la scène de repas entre Henri et Sandrine, le premier dit « C’est bien que tu sois là, j’aime pas être seul » tout en mangeant et baissant les yeux, rappelle le réalisateur. C’est une vraie forme de pudeur, et en même temps, Sandrine ne comprend pas où il veut en venir.
« Comme (dans) un gâteau, il faut garder la petite pellicule de chantilly qu’on appelle ambiguïté » dit l’acteur.
Sur un éventuel projet de tournage d’un nouveau Adamsberg (commissaire créé par Fred Vargas enquêtant sur des meurtres, que votre serviteur conseille vivement de découvrir, autant les romans que les films) à Arras ? « On trouve évoqué Robespierre dans un des romans, natif d’Arras, alors peut-on imaginer un tournage ici ? » remarque la collègue de la Voix du Nord.
Il s’agit d’une petite collection de films, dirigés par Josée Dayan, qui s’est arrêté avec ce qui semble être la volonté de l’auteur, Fred Vargas, d’arrêter de vendre ses droits, explique Jean-Hugues Anglade, qui a interprété Adamsberg à la télévision à quatre reprises.
Aussi à « un moment donné, il faut que la porte s’ouvre et me laisse sortir. C’est très bien pour moi que Braquo se termine » déclare-t-il. « Je serais très content de revenir à un cinéma de long métrage et d’auteur, de grande qualité ».
Ce fut sur ces mots que termina la rencontre avec le très agréable Laurent Larivière et le très gentil, modeste, et génial acteur, Jean-Hugues Anglade. On se dit à demain, pour l’importante rencontre avec Jim Sheridan.